Revenir au site

Frantz Fanon et le destin juif

Henri Goldman

· EUROPE

Frantz Fanon (1925-1961) est une figure importante du panthéon décolonial francophone. Par sa négritude (il est né en Martinique), il se rattache à la grande tradition de la pensée afro-américaine contemporaine, celle de James Baldwin et de CLR James. Mais sa participation à la révolution algérienne fait le pont entre la condition noire et la condition arabo-musulmane. Et, comme Européen de culture – il fit ses études en France et fut notamment un grand admirateur de Jean-Paul Sartre qu’il convainquit de préfacer son dernier essai Les damnés de la terre (1961) –, il fut aussi marqué par le destin juif en Europe. Celui-ci est omniprésent dans Peau noire, masques blancs, rédigé en 1952 [1].

Dans cet essai, ce destin est évoqué notamment dans deux passages. Le premier est une citation d'Aimé Césaire : «Quand je tourne le bouton de ma radio, que j’entends qu’en Amérique des nègres sont lynchés, je dis qu’on nous a menti : Hitler n’est pas mort ; quand je tourne le bouton de ma radio, que j’apprends que des Juifs sont insultés, méprisés, pogromisés, je dis qu’on nous a menti : Hitler n’est pas mort ; que je tourne enfin le bouton de ma radio et que j’apprenne qu’en Afrique le travail forcé est institué, légalisé, je dis que, véritablement, on nous a menti : Hitler n’est pas mort.» (discours politiques, 1945). Dans le second, Fanon cite son professeur de philosophie, également d’origine antillaise : «Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille : on parle de vous.» Ainsi apparaît, dans la pensée de Fanon et de ceux qu’il cite, la profonde unité du racisme dont l'antisémitisme, l'islamophobie et la négrophobie ne sont que des variantes particulières.

« Encore les Juifs ! »

En 1952, l'humanité est encore sous le choc de la révélation du génocide des Juifs. C’est beaucoup moins le cas pour les nouvelles générations issues de l’immigration qui ont été bassinées jusqu’à plus soif par le devoir de mémoire exclusif du judéocide : «Encore les Juifs !» (Vincent Engel, Le Soir, 2 mars 2019). Une certaine empathie s'est déplacée depuis que, dans la plupart des pays d'Europe occidentale, les Juifs ont abandonné aux Arabes, aux Noirs et à quelques autres les positions subalternes qui furent les leurs avant la dernière Guerre mondiale. Mais, surtout, l’appropriation et l’utilisation scandaleuse par l’État d’Israël de la «mémoire de la Shoah» rend celle-ci suspecte aux yeux de ceux et de celles qui se sentent en solidarité naturelle avec le peuple palestinien, un des derniers peuples ouvertement colonisés de la planète.

Aujourd’hui, la réflexion du professeur de philosophie de Fanon ne devrait plus avoir un grand écho. Quand « on » parle des Juifs, en tout cas ouvertement, ce n’est d’ailleurs plus tellement pour en dire du mal et pas non plus pour les mettre en relation «avec vous» comme le faisait Fanon, mais plutôt pour s’en servir «contre vous». Surtout à droite : là, on suggère que les Juifs, au moins, quand ils sont religieux, se tiennent tranquilles et ne revendiquent rien (De Wever, 2018) et, par ailleurs, qu'Israël fait le job contre l’islam radical et qu'on lui est reconnaissant pour ça (Dewinter, 2010).

Ce débat ne peut se mener qu'entre personnes engagées dans des combats communs, sans subir le sarcasme méprisant d'individus qui se comportent comme les propriétaires exclusifs de l’antiracisme légitime.

Malheureusement, la parole juive majoritaire vient renforcer ce divorce. En ce moment, ses voix autorisées manifestent une totale incompréhension par rapport à la nouvelle génération de l'antiracisme qui en reconfigure le champ en forgeant ses propres mots, tels que «racisés» ou «privilège blanc», ainsi que le relevait Rajae Maouane, la jeune coprésidente molenbeekoise d’Ecolo qui n'a pourtant rien d’une excitée «indigéniste» (La Libre, 11 juillet 2020). Ces voix ne trouvent rien de mieux à faire que de tourner cette nouvelle génération en ridicule en la caricaturant [2]. Il y a pourtant matière à débat, car les «nouveaux mots de l’antiracisme» recouvrent des idées souvent floues qui vont inévitablement s’affiner, selon un processus d’ajustement par où les «anciens mots» sont aussi passés, à commencer par «antisémitisme» qui ne concerne que les Juifs et pas tous les «Sémites». Mais ce débat ne peut se mener qu'entre personnes engagées dans des combats communs, sans subir le sarcasme méprisant d'individus qui se comportent comme les propriétaires exclusifs de l’antiracisme légitime.

Commentant le propos de son professeur de philosophie, Frantz Fanon ajoutait : «Depuis lors, j’ai compris qu’il voulait tout simplement dire : un antisémite est forcément négrophobe». Ce ne serait plus vrai aujourd’hui. La grande unité des victimes du racisme, luttant au coude à coude contre l’iniquité qui les frappe, a été brisée. Des Afro-descendants peuvent être antisémites (Dieudonné, Kemi Seba) de même que des Juifs peuvent développer leur propre suprémacisme à l’égard des Noirs et des Arabes, comme en Israël et sans que la plupart des institutions juives n'y trouvent quoi que ce soit à redire.

Alors, à l’attention particulière des Juifs, on a envie d’inverser la proposition : «Quand on dit du mal des Noirs, des Arabes ou des Musulmans, tendez l’oreille : on parle de vous». L’évolution sociologique et la force militaire israélienne peuvent vous donner l’impression d’avoir été accueillis pour l’éternité dans le camp des dominants. À observer la petite musique qui suinte des réseaux sociaux et ce vieux complotisme antisémite qui remonte à la surface à l'Est de l'Europe et avance vers l'Ouest, je n’en serais pas si sûr.

[1] En lecture libre intégrale ici.
[2] Voir notamment Joël Kotek dans La Libre, 7 juillet 2020 ou Nicolas Zomersztajn dans Regards, 19 novembre 2019).