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Les Noirs, les Arabes et la police

Henri Goldman

· MONDE

Anderlecht, Bruxelles, 11 avril 2020. Adil, 19 ans, meurt percuté par une voiture de police au cours d’une course-poursuite. Sur son scooter, il avait voulu se soustraire à un contrôle et avait été pris en chasse.
Minneapolis, USA, 25 mai 2020. George Floyd, Afro-américain de 46 ans, meurt étouffé par un policier blanc en présence de trois de ses collègues impassibles. Il était à terre, menotté, et n’avait opposé aucune résistance lors de son interpellation.
Paris, 23 mai 2020. Sur le plateau de l’émission de France 2 On n’est pas couché, la chanteuse Camelia Jordana, d’origine algérienne, déclare : « Il y a des milliers de personnes qui ne se sentent pas en sécurité devant la police, et j’en fais partie ».

Quant Adil est mort, tout le monde était désolé, bien sûr. Mais, s’il n’avait rien à se reprocher, pourquoi s’était-il enfui ? Réponse suggérée par Camelia Jordana : Adil s’est enfuit parce qu'il n’avait pas confiance. À 19 ans, il savait déjà que, dans les yeux des flics, lui et ses frères ont toujours des têtes de coupable. La police est pourtant là pour « nous » protéger. Mais quand on est jeune, noir ou arabe, on n’a pas le sentiment de faire partie de ce « nous ».

La police est pourtant là pour « nous » protéger. Mais quand on est jeune, noir ou arabe, on n’a pas le sentiment de faire partie de ce « nous ».

Des dérapages ? Oui, au sens statistique. En effet, ça n’arrive pas tous les jours et ce ne serait pas correct d’incriminer toute la police. Comme sans doute beaucoup d’entre nous, je peux témoigner que mon agent de quartier est un monsieur charmant et que toutes les personnes qui travaillent dans l’antenne de police près de chez moi sont courtoises et serviables. Et pourtant, « ça se passe », à répétition, et toujours dans le même sens.

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Dessin publié en 1911 dans le journal du syndicat états-unien Industrial Workers of the World, repris d'un dessin russe de 1901.

C’est là qu’il faut faire intervenir la notion de « système » : les discriminations sont systémiques, le racisme est systémique et les dérapages sont les ratés hélas inévitables de tout système. Notre société est une mécanique sociale structurée, où chacun·e est assigné à une place et prié·e d’y rester. Mais le dessin ci-dessus doit être mis à jour : du haut en bas de la pyramide, on ne voit que des « Blancs ». Il faudrait ajouter une couche en-dessous pour suggérer la place des peuples du Sud dans le capitalisme global. Et aussi mettre en lumière la surreprésentation des personnes issues de l’immigration dans la couche du bas qu’il faudrait mieux détailler. On verrait ainsi que, dans les groupes les plus subalternes, on trouve proportionnellement beaucoup de Noir·es et d’Arabes. Ce sont surtout des personnes issues de cette sous-couche qui peuplent nos prisons.

Entre « classes laborieuses » et « classes dangereuses », il n’y a qu’un pas. Dans son classique Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle (1958), Louis Chevalier montrait déjà qu’à cette époque, l’extension du crime dont témoigne toute une production littéraire « cesse de coller étroitement aux classes dangereuses pour s'étendre, tout en changeant de signification, à de larges masses de population, à la plus grande partie des classes laborieuses ». Ce constat n’a pas pris une ride. L’identification des jeunes prolos des quartiers populaires à de potentiels délinquants a logiquement intégré la dimension ethnique. Elle agit évidemment en retour sur la perception que le groupe ainsi stigmatisé a de lui-même. Dans un monde polarisé entre les gendarmes qui défendent les honnêtes gens – ceux qui ont du bien – et les voleurs qui les jalousent, comment se situer ?

Un dixième de l'énergie…

Alors raciste, la police ? Intuitivement, on dirait : peut-être un peu plus que le reste de la population où un parti raciste occupe, selon les derniers sondages, la première place dans les intentions de vote de la première Région du pays. Et sûrement nettement plus que la population bruxelloise, où les enfants de l’immigration populaire sont sans doute désormais majoritaires dans leur tranche d’âge, ce qui ne se reflète absolument pas dans la composition des effectifs chargés de maintenir l’ordre dans la capitale et la concorde dans ses quartiers.

Mais la police est elle-même conditionnée par le rôle que lui assigne le « système » et sa mécanique aveugle. C'est lui qu'il faut casser. Les discriminations à l’embauche, à la formation ou au logement qui bloquent les personnes d’origine immigrée issues des classes populaires dans les positions subalternes de la pyramide restent intolérables. La réussite montée en épingle de quelques-un·es n'y change rien. Ce serait bien qu’un dixième de l’énergie qui est dépensée aujourd’hui pour promouvoir l’égalité entre les hommes et les femmes, et à propos de laquelle tous les partis se poussent du col, puisse être consacrée à la lutte contre ces discriminations qui nourrissent un sentiment d'injustice chez tant de nos concitoyens. Et, tiens, chez tant de nos concitoyennes. Car, quand on est une femme noire ou arabe, turque ou roumaine, on est peut-être moins directement confrontée à la violence policière. Mais des humiliations subies par ailleurs, y compris quand on est réduite à faire la bonniche pour que d'autres femmes puissent s'émanciper des basses besognes, elles pourraient vous parler pendant des heures.

Photo en manchette : Geoff Livingston, 30 mai 2020, devant la Maison-Blanche