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Morael, les Verts et la gauche

Henri Goldman

· BELGIQUE

Si j’étais un journaliste déprimé, je saurais quoi faire pour me remonter le moral. J’inviterais un·e responsable d’Écolo et je m’arrangerais pour lui demander : « Finalement, Écolo est-il de gauche ? », après quoi je m’amuserais à écouter les dénégations alambiquées. Car, curieusement, depuis une bonne vingtaine d’années, cette question plonge les porte-parole du parti vert dans un extrême embarras. Déjà en avril 2009, j’avais ouvert ainsi une réflexion publiée dans la revue Etopia (« Écolo et la gauche : une identité à dé-brouiller ») :
« X, journaliste (espiègle) : Mais, finalement, Écolo est-il bien de gauche ?

Y, responsable d’Écolo (visiblement agacé) : Mais bien entendu ! Écolo est ancré dans les valeurs de gauche, comme la solidarité…

X a des doutes…».
 

Ça, c’était la réponse-type de l’époque. Depuis, ça ne s'est pas amélioré. Invitée le 29 juin à Matin Première pour commenter les bons résultats de Verts français aux dernières élections municipales, Évelyne Huytebroeck, coprésidente de la fédération des partis verts européens, n’a pas dérogé à la règle, en refusant, malgré l’insistance de Thomas Gadisseux, de « se laisser enfermer dans une alliance des gauches », se reconnaissant plutôt dans « tout ce qui est progressiste et tout ce qui veut avancer vers plus d’écologie, plus de vert », ce qui ne mange vraiment pas de pain. C’est vraiment bizarre : à Écolo, on semble toujours considérer tout aveu de proximité avec « la gauche » comme le sparadrap du capitaine Haddock dont il n’arrivait pas à se défaire, alors que pratiquement tou·tes les militant·es d’Écolo que j’interroge à ce propos n’en font pas mystère : ils et elles sont « de gauche » sans hésitation.
 

On pourrait répondre très à l’aise à ces journalistes taquins qu’ils devraient s’intéresser au contenu du flacon plutôt qu’à une étiquette qui a recouvert au fil du temps tant de produits frelatés. Mais ce serait une pirouette. L’appartenance à « la gauche » est aussi révélatrice du rapport qu'entretiennent les écologistes avec l’histoire.

Ce qu'en pensait Jacky

« Pour ma part, afin de régler la question, je me suis toujours senti comme un écologiste de gauche, progressiste et laïque. Voilà, c’est dit. »

J’en ai longuement débattu avec Jacky Morael, disparu en 2016 à 57 ans. D’abord dans les colonnes des Cahiers marxistes (mai 1995), puis, 14 ans plus tard, dans la revue Etopia où Morael, en reconnaissant que « les écologistes ont quelque peu pataugé, je dirais plutôt évolué, dans leur positionnement sur l’axe gauche-droite » – et ce n’est manifestement pas fini –, affirme sans ambages : « Pour ma part, afin de régler la question, je me suis toujours senti comme un écologiste de gauche, progressiste et laïque. Voilà, c’est dit. » Plus loin, il précisait, à propos du projet écologiste : « Oui, ce projet écologiste est de gauche. Pour une raison fondamentale d’abord, c’est qu’il s’inscrit dans la tradition de la modernité démocratique ouverte à l’époque des Lumières. Mais, en même temps, il est de gauche parce qu’il renouvelle et complète d’au moins cinq manières différentes ce projet. […]

1. L’écologie politique remet en question le rapport traditionnel de la gauche à la science et au progrès, sans être antiscientifique, mais en remettant la démocratie au centre des choix techno-scientifiques.

2. L’écologie politique refuse le mythe de la croissance et le culte que les politiques lui font en soutenant la production et la consommation de tous les biens, quels qu’ils soient, sans prendre réellement en compte l’impact sur l’environnement.

3. L’écologie politique réintègre la nature dans le politique, comme une question sociale au sens fort.

4. L’écologie politique a une conception forte de la démocratie qui ne réduit pas celle-ci à l’acte de voter mais qui table sur la participation et le rejet de toute forme de clientélisme.

5. Mais aujourd’hui, en 2008, j’insisterai sur une cinquième dimension qui m’apparaît de plus en plus clairement : le temps. Les socialistes et les sociaux-démocrates sont figés dans une sorte d’intemporalité, comme si l’humanité avait l’éternité devant elle. Même le plus moderne des socialistes me semble encore aujourd’hui s’inscrire dans une perspective de patience, comme si on pouvait encore attendre des siècles avant d’agir. Par contraste, les écologistes sont totalement impatients. Ils voient beaucoup mieux l’urgence de la situation dans laquelle nous nous trouvons. »
 

Aucune ambiguité dans ces propos : pour Morael, les écologistes se situent à l’évidence « à gauche ». Mais il s’agit d’une gauche en perpétuelle réinvention dans sa confrontation avec le réel. Une gauche qui se veut résolument démocratique et antiproductiviste. Soit une autre variante de la gauche que celles qu’incarnent le PS ou le PTB.

Contre Macron et ses émules

Benoit Lechat, qui fut l’historien d’Écolo, aimait rappeler que le clivage gauche-droite renvoyait à la disposition des partis dans l’assemblée nationale française en août 1789. Les partisans du maintien du véto royal (majoritairement issus de la noblesse et du clergé) s’étaient assis d’un côté, ceux qui voulaient l’abolir (majoritairement issu du Tiers-État) s’étaient assis de l’autre. Depuis plus de deux siècles, le clivage gauche-droite sépare ceux et celles qui prétendent abolir les privilèges de ceux et celles qui veulent les préserver. C’est un clivage basique qui s’exprime dans toutes les sphères de la vie sociale et il est moins périmé que jamais [1]. Les responsables politiques qui affirment, à la suite d'un Macron qui a réussi à rallier quelques Verts historiques, que ce clivage serait aujourd’hui dépassé finissent toujours par démontrer de quel côté ils penchent.

Mes ami·es vert·es, assumez, vous vous sentirez beaucoup mieux.

[1] Voir l’item « Gauche » dans les balises de la revue Politique, ainsi que mon billet de campagne « Green is the new Red » (mai 2019).