Soulagement général à gauche et chez les francophones : on échappera à la N-VA au gouvernement fédéral. Que de détours pour en arriver là, alors que c’était la seule réponse logique à l’équation compliquée qui se dégageait des élections du 26 mai 2019.
En décembre de l’an dernier, j’écrivais ceci en édito dans la revue Politique : «Le résultat des élections du 26 mai avait déjà éliminé la possibilité d’une reconduction de la Suédoise. Une deuxième hypothèse avait animé pendant des semaines les deux premiers duos d’informateurs : acoquiner le PS et la N-VA. Aujourd’hui, plus personne n’y croit vraiment. Les leaders de ces deux formations savent parfaitement que leur improbable attelage, s’il n’explose pas au premier incident, les conduirait au suicide. L’un et l’autre devraient alors faire face à des oppositions symétriques, Ecolo et PTB d’un côté, Vlaams Belang de l’autre. Débâcle assurée. Ne reste qu’une seule formule disponible politiquement et mathématiquement : un large accord rassemblant les familles socialiste, écologiste, libérale et englobant le CD&V, que le CDH pourrait rejoindre.». Fallait-il s’en réjouir ? «Nous aurons tôt ou tard un large gouvernement qui rassemblera les quatre principales familles politiques présentes au Nord et au Sud. De toutes les formules dont il fut question, c’est de loin la moins indigeste. Et pourtant, il n’y a pas de quoi pavoiser.»
Justice fiscale, justice sociale, transition écologique et solidaire : sur ces dossiers explosifs, le MR et l’Open VLD valent-ils tellement mieux que la N-VA ?
Je persiste et signe. Nous échapperons sans doute à l’aventure institutionnelle dans laquelle la N-VA, aiguillonnée par le Vlaams Belang, nous aurait conduits. Mais le prix à payer risque d’être élevé. Si on met de côté les nationalistes flamands, la Vivaldi* rassemblera tout le spectre des partis de gouvernement, de la droite à la gauche, des nucléocrates aux antinucléaires, des obsédés de la baisse de la pression fiscale aux partisans d’une sécurité sociale bien financée, des adeptes de la compétitivité économique à tout prix aux partisans de la relocalisation et des circuits courts, des bétonneurs de frontières aux défenseurs sourcilleux des droits humains. Justice fiscale, justice sociale, transition écologique et solidaire : sur ces dossiers explosifs, le MR et l’Open VLD valent-ils tellement mieux que la N-VA ?
Et pourtant, on ne voit aucune alternative à court terme. Les rapports de forces sociaux et politiques, en Belgique comme en Europe, ne permettent rien de mieux pour le moment. Pas d’Olivier ou de gauche plurielle à l’horizon fédéral. Sans doute a-t-on besoin d’une sorte de répit, d’un genre de trêve. Le Covid-19 est aussi passé par là et il oblige beaucoup de logiciels à se reconfigurer. Mais il n’a pas aboli la conflictualité sociale qu’aucun consensus politique de façade ne saurait masquer. Au mieux, la Vivaldi constituera un point d’équilibre provisoire. Mais les enjeux – qu’il s’agisse du climat, du refinancement des fonctions collectives ou de la réduction des inégalités sociales – sont aujourd’hui d’une telle urgence qu’on ne saurait s’en contenter. Pas plus aujourd’hui qu’hier, une franche transition écologique et solidaire n’est compatible avec le néolibéralisme.
Langue de bois
On a un peu pitié des responsables du PS et d’Écolo qui doivent faire semblant d’être enthousiastes. Demain, ils devront expliquer en quoi les couleuvres qu’ils et elles auront été forcé·es d’avaler pour que la droite y trouve aussi son compte étaient d’un goût tellement exquis et, si ça se trouve, pourquoi Alexander De Croo, incarnation de la droite de l’Open VLD, est l’homme de la situation pour diriger l’attelage. C’est un jeu de rôles obligatoire : pour réussir la Vivaldi, la moindre des choses est de donner l’impression d’y croire. Festival de langue de bois en perspective. Ça a déjà commencé.
Ce sera alors à la société civile de prendre le relais en essayant de peser de l’extérieur. Car même si on peut comprendre qu’il n’y avait pas d’autre formule gouvernementale disponible, on n’imagine pas qu’il faille accepter tels quels, au nom du réalisme et de la loyauté fédérale imposée à des formations amies, les compromis boiteux qui seront forcément établis. Cette société civile – qui occupe un indispensable espace démocratique entre la sphère politique professionnelle et le citoyen individuel atomisé – devra jouer finement, en visant le coup d’après. Elle devra sans doute s’attacher à faire bouger des lignes de clivage qui divisent la société selon des critères souvent dépassés. Sans négliger de se concerter avec les partis de gauche au sein de la Vivaldi. Mais sans se soumettre non plus à leur agenda tactique.
* Pour les lecteurs exotiques : la Vivaldi est le nom donné à la coalition gouvernementale qui se prépare en Belgique. Elle rassemblera quatre familles politiques (socialistes, libéraux, écologistes et démocrates-chrétiens), chacune ayant sa couleur fétiche, d'où Vivaldi à cause des Quatre Saisons.