La Wallonie et la « Région de Bruxelles-Capitale » (ìci Wallobrux, pour faire court) sont deux Régions de Belgique qui, au-delà de leurs différences importantes, constituent en Europe une exception remarquable : non seulement la gauche politique n’y est pas en recul comme presque partout, mais elle est majoritaire en voix et en sièges, en additionnant les performances du Parti socialiste – en lent déclin historique mais qui conserve sa première place –, du parti Ecolo – qui, malgré des scores en dents de scie, oscille entre 10 et 20% de l’électorat, ce qui reste comparativement énorme en Europe pour un parti vert – et du Parti du travail de Belgique – gauche radicale en pleine ascension, à qui un score à deux chiffres est promis. En outre, elle n’est pas concurrencée par une extrême droite inexistante, alors que, chez ses proches voisins de Flandre et du nord de la France, celle-ci lui dispute avec succès l’électorat populaire.
Jusqu’à présent, cette majorité arithmétique n’a eu nulle part de traduction politique, malgré quelques simulacres ridicules en 2019 (à Herstal, Charleroi, Molenbeek et à la Région wallonne). Mais, en 2024, année de toutes les élections, ça pourrait changer.
••••••••••••••••••••
Lire aussi : Gauche(s) : l’unité est-elle exportable ? (9 mai 2022)
••••••••••••••••••••
Pourquoi, sur tout le territoire de Wallobrux, n’y a-t-il encore eu nulle part une expérience de majorité rassemblant les trois formations de gauche ? Pourquoi, alors que de telles majorités auraient été confortables en de nombreux lieux, s’est-on retrouvé à la place, comme à la Région wallonne, avec des alliances incorporant le MR, soit le parti le plus à droite de l’arc politique, avec toutes les conséquences qui en découlent sur les politiques mises en œuvre ?
Au PS, à Ecolo ou au PTB, personne n’a dit : « Pourquoi pas de telles alliances ? Simplement parce que nous n’en voulons à aucun prix. » Une telle affirmation eut été très mal reçue dans les nombreux mouvements sociaux où des membres de ces trois partis se sont investis et dont les aspirations ont nourri leurs programmes respectifs : organisations syndicales – tant la CSC que la FGTB – mais aussi secteur socio-sanitaire, mobilisations pour le climat, monde de l’enseignement et de la culture, féminisme et antiracisme, luttes urbaines, mouvement étudiant, initiatives de solidarité avec les migrants…
Légitimement, chacun de ces trois partis cherche à démontrer qu’il constitue le meilleur prolongement politique de ces mouvements. Mais cette prétention sera à terme intenable pour un parti qui se cantonnerait dans une pure posture de surenchère en restant volontairement au balcon, interdisant par une telle attitude la constitution de majorités politiques de gauche naturellement en phase avec le mouvement social.
Changement de ton
Or, jusqu’à présent, cette attitude est bien celle du PTB qui reste fermé à toute démarche unitaire sous prétexte que ses potentiels partenaires, PS et Ecolo, n'étaient prêts à rien leur concéder, ce qui n’a jamais été démontré. La vraie raison de cette dérobade est ailleurs. Du côté du parti autoproclamé de la « gauche authentique », on avait bien compris que, pour réussir une participation politique, il faut pouvoir y investir ses meilleurs cadres. Or, ceux-ci devaient rester pleinement mobilisés pour la construction jugée prioritaire du parti.
Mais on n’en est plus là. Le PTB dispose aujourd’hui de bases solides. Du coup, le ton change. Hier, il n’était pas prêt à « aller au pouvoir ». Il l’est aujourd’hui, résolument : « On a envie d'en être. C'est un objectif majeur. »
Avec une nuance de taille : « Le PTB est prêt à aller au pouvoir dans les communes en 2024 », déclarait Raoul Hedebouw (Le Soir, 2 juillet 2022). Seulement dans les communes ? Oui, car « je ne sens pas de volonté de rupture [avec le capitalisme] au PS ni à Ecolo ». Mais y a-t-il une telle différence en termes de leviers entre la Région wallonne et, par exemple, la ville de Liège où le président du PTB est conseiller communal et dont le pouvoir d'influence déborde largement les murs de la Cité ardente ? Pourquoi se porter candidat à entrer dans une majorité progressiste liégeoise et y renoncer par avance au niveau de la Région, avant même de connaître le résultat du scrutin ?
il y a là désormais une « offre de services » qui ne pourra être ignorée par Ecolo et par le PS.
Quoi qu’il en soit, il y a là désormais une « offre de services » qui ne pourra être ignorée par Ecolo et par le PS. Jusqu’à aujourd’hui, la question ne se posait pas, le PTB s’étant exclu lui-même du jeu. En conséquence de quoi des alliances à droite s’imposaient arithmétiquement, même si on y allait à reculons. Si le PTB rentre dans le jeu, le PS et Ecolo – qui, de leur côté, auront mis des décennies à s’apprivoiser – auront le choix de pencher à droite ou à gauche.
Je me doute bien que ces deux partis ne vont pas se ruer avec enthousiasme vers cette nouvelle opportunité. À différents niveaux de pouvoir, le PS ne s’est pas trop mal accommodé des coalitions avec les libéraux avec lesquels il a noué de profondes connivences existentielles, comme certaines affaires récentes l’ont encore mis en évidence. Du côté d’Ecolo, on n’est pas loin de considérer que le PTB, pour des raisons de filiation historique et de positionnement géopolitique (Syrie, Chine, Ukraine…), se situe en dehors du périmètre des partenaires envisageables. Plutôt Georges-Louis que Raoul.
Je n’ignore rien de ces méfiances croisées et, pour une part, je les partage. La constitution de majorités tripartites de gauche, même si elle peut s’appuyer sur de larges convergences programmatiques, est une aventure qui ne sera évidente pour personne. Il faudra pourtant essayer : le prix à payer des alliances à droite est désormais beaucoup trop élevé. Pas parce que les amis de GLB seraient devenus subitement moins fréquentables qu’hier. Mais parce que l’explosion exponentielle des inégalités sociales et climatiques impose des mesures radicales d'urgence que la droite libérale refuse partout pour protéger les privilèges de ses commanditaires. L'alternative politique doit chercher à embrasser toute la gauche, même si c'est difficile, plutôt que de chercher une force d'appoint du côté des émules wallobruxellois du macronisme. En épousant la perspective écosocialiste que Paul Magnette trace avec talent et conviction dans son dernier ouvrage, il est temps de changer de cap, quitte à prendre un risque politique en sortant de sa zone de confort [1].
[1] Évidemment, je n’oublie pas qu’il faudra composer au niveau fédéral, où se gèrent de nombreuses matières importantes dont la fiscalité, avec une Flandre qui penche de l’autre côté. Mais qu’au moins on ne laisse pas la droite flamande nous dicter notre propre agenda.
En manchette : détournement d'une affiche soviétique mise aux couleurs de la Wallonie, pour faire peur aux petits enfants.