Cher François De Smet
Nous nous connaissons depuis quinze ans. Au Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, je dirigeais le département MIG (pour «Migrations») depuis sa création en 2003. Tu y as fait tes classes. Puis, quand ce département s’est autonomisé en 2014 pour devenir Myria, «centre fédéral Migration», tu en fus le premier directeur. J’ai aimé travailler avec toi, notamment sur quelques projets pour la Fondation Roi Baudouin qui demandaient pertinence et créativité. Des qualités que tu n’as pas perdues en accédant à la présidence de Défi, un parti suffisamment petit pour que ses jeux de pouvoir internes ne puissent pas te brider complètement.
Mais, évidemment, tu n’es plus l’électron libre d’avant. Le prix à payer pour recueillir l’héritage d’Olivier Maingain fut d’épouser son approche très « franco-française » de la laïcité, au prix d’une rupture courtoise avec Hervé Hasquin dont tu avais été le conseiller. Celui-ci s'est toujours opposé à l'inscription de la laïcité dans la constitution belge, ce qui est l’objet de la proposition de révision que tu as déposé le 19 octobre 2020 avec ta collègue Sophie Rohonyi. Aujourd’hui, tu commentes cette proposition. (Le Soir, 20 janvier 2020). Malgré mon désaccord avec toi (voir déjà sur ce blog), j’apprécie ton refus de la surenchère qui t'aura fait passer pour un mou du côté de quelques groupuscules particulièrement agités.
La Turquie et la France
En théorie, l’inscription du mot « laïcité » dans notre texte fondamental ne me hérisse pas (à la condition minimale, relevée par Hasquin, qu’on lui trouve une traduction néerlandaise satisfaisante ; franchement, «laïciteit», ça sort d’où ?). Mais l’inscription d’un mot ne garantit absolument rien. À part la France, seule en Europe la Turquie a inscrit la laïcité dans sa constitution, et cela ne l’empêche pas de contredire le principe laïque de base qu’est la séparation des Églises et de l’État : en Turquie, les imams sont des fonctionnaires et les affaires relatives à l’islam, son culte et ses croyances sont gérées par une administration, la Dyanet, directement rattachée au cabinet du Premier ministre. Même la France dont le modèle t’inspire n’applique pas de façon cohérente le principe de séparation. Dans les trois départements d’Alsace-Moselle, c’est toujours le vieux concordat de 1802 qui s’applique, au nom duquel c’est le président de la République qui nomme les évêques de Strasbourg et de Metz. L’obsession récurrente, de Sarkozy à Macron, de faire émerger un islam de France tourne elle aussi le dos au principe laïque de la séparation en perpétuant la vieille ambition gallicane de soumettre les cultes à la raison d’État. Mais je suis bien sûr que tu ne partages pas ces quelques traits.
Selon votre proposition, l’inscription de la laïcité dans la constitution devrait «garantir la primauté de la loi civile sur tout précepte religieux dans tout domaine de l’action publique». Cette primauté n’est-elle pas acquise dans tous les États démocratiques, même dans ceux qui, à l’inverse de la Belgique, ont une religion d’État, comme les pays scandinaves ou le Royaume-Uni ? Y a t-il la moindre ambiguïté à ce sujet ? Même une affirmation plus forte de ce principe ne règlerait par magie aucun des problèmes que tu pointes dans ton entretien et dans les longs développements de la proposition de révision. D’abord, si la loi civile doit l’emporter sur les prescrits religieux pour ce qui relève de l’action publique, elle n’est jamais supérieure aux droits fondamentaux. Ainsi, une majorité politique ne peut toucher aux droits des minorités, comme on ne se prive pas aujourd’hui de le rappeler à la Hongrie et à la Pologne. Mais surtout : que dit la loi civile ? N’espérons pas trancher la question en sautant comme des cabris répétant «laïcité, laïcité» comme une incantation magique. La laïcité n'est pas un fétiche. L’affirmation laïque ne tranche rien par elle-même sur ce que la loi doit dire. Rien qu’en France, on voit bien que le torchon brûle entre les «libéraux» de l’Observatoire de la laïcité et les «intégristes» du Printemps républicain, tous pourtant plus laïques les uns que les autres. Henri Peña-Ruiz, que la proposition évoque, n’est pas exactement sur la même longueur d’onde que Jean Baubérot, l’auteur principal de la déclaration universelle sur la laïcité au XXIe siècle, dont je me réclame.
Tant qu'à faire, ne faudrait-il pas aussi faire entrer la barbe
dans le champ des signes problématiques, en nous expliquant comment différencier une barbe religieuse d’une barbe
de hipster ?
Dans ton entretien, tu évoques les «signes convictionnels ostentatoires» dans l’enseignement obligatoire. La révision constitutionnelle que vous proposez devrait servir de prélude à une loi d'interdiction. Une telle loi ne changerait quasiment rien dans la pratique, puisque ces signes sont déjà interdits presque partout dans l'enseignement public. Mais on n'a pas besoin de toucher à la constitution pour la voter si on trouve que c'est une bonne idée. Mon sentiment, c'est que, si une telle loi n'est pas encore votée, c'est parce qu'un débat parlementaire mettrait le doigt sur son absurdité : elle devrait désigner les «signes convictionnels ostentatoires» qui seraient l'objet de l'interdit. Et là, bonne chance. Quel «signe» serait décrété convictionnel plutôt que traditionnel ou esthétique ? À partir de combien de centimètres un «signe convictionnel» deviendrait «ostentatoire» et donc susceptible d’être proscrit ? En France, au moment d’adopter la loi du 15 mars 2004 sur l’interdiction des signes religieux dans les lycées et collèges, on a subtilement opté pour «ostentatoire» plutôt que pour «ostensible», ce qui a permis de tolérer le port en pendentif de croix catholiques ou d’étoiles juives qui révélaient pourtant la conviction religieuse de l’élève aussi sûrement qu’un foulard islamique (attention : cette affirmation comporte une erreur; voir mon post-scriptum). Tant qu'à faire, ne faudrait-il pas aussi faire entrer la barbe dans le champ des signes problématiques, en nous expliquant comment différencier une barbe religieuse d’une barbe de hipster ? Pourra-t-on interdire la longue jupe fleurie trop couvrante de Fatima, musulmane par définition, sans enquiquiner Marie-Caroline qui porte la même à la hippie ? Voilà le genre de débat parfaitement abscons où le Parlement risque de se ridiculiser. Il ne faudrait jamais s’abaisser à légiférer à partir de notions aussi élastiques que les ressentis, les préjugés ou les perceptions subjectives de tel ou telle. À moins de s’en tenir à des formulations tellement générales qu’elles n’auront aucun effet pratique et ne serviront donc à rien.
Tu ne te fais manifestement pas beaucoup d'illusions sur le sort de votre proposition. Il s'agit surtout sans doute de bien repositionner Défi sur un des axes de sa nouvelle identité politique. Soit, c'est le jeu. Mais tu te souviendras qu'il y a dix ans, avec l’appui de références philosophiques ronflantes, notre Parlement avait voté une loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public. Avec emphase, il fut déclaré que la vie en société était gravement menacée par la présence de quelques «burqas» déambulant dans nos rues. Aujourd’hui, nous circulons tous masqués. Ce n'est pas agréable, mais la société tient toujours. Je ne pense pas que beaucoup de parlementaires auraient envie de rejouer cette mauvaise pièce.
Post-scriptum, 25 janvier 2021 : cette phrase comporte une erreur que vient de me faire remarquer Vincent de Coorebyter dans son commentaire. Je me suis fié à ma mémoire, à tort et m'en excuse. C'est finalement l'adjectif «ostensible» qui fut choisi, même si «ostentatoire» a longtemps tenu la corde, étant notamment présent dans un avis du Conseil d'État (voir notamment ici). Ce dernier adjectif avait d'ailleurs eu un temps la préférence de Jacques Chirac. Cette confusion a longtemps persisté (voir encore ici). Mais cela ne change rien à l'interprétation qui en fut faite par le président, excluant du champ d'application de la loi les «signes discrets» que seraient «une croix, une étoile de David ou une main de Fatima».