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De “colorblind” à “colorfriend”

Henri Goldman

· BELGIQUE,EUROPE,MONDE

Antiraciste, dites-vous ? Mais ce n’est que la moitié du propos. On est CONTRE, comme le Mrax (Mouvement CONTRE le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie), comme la Licra (Ligue internationale CONTRE le racisme et l’antisémitisme). Mais POUR quoi sommes-nous ? Pour une société qui privilégiera le droit à la ressemblance par l‘égalité des droits ou plutôt le droit à la différence par la reconnaissance de la diversité culturelle ? Ces deux aspirations semblent contradictoires. Où placer le curseur ?

En Belgique francophone, nous fonctionnons toujours selon le logiciel de « l’antiracisme à la française ». Celui-ci s’est forgé lors de la Révolution de 1789 à l’égard de la seule minorité ethnoreligieuse présente dans l’Hexagone comme dans presque toute l’Europe : la minorité juive. À ce moment-là, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’existence d’un genre humain universel fut affirmée.

En vertu de cette innovation radicale, la Révolution française émancipa les Juifs de France en en faisant des citoyens français à part entière. Mais cette émancipation avait un prix. L’abbé Grégoire, qui en fut le théoricien, explicita ainsi le fond de sa pensée : « L’entière liberté accordée aux Juifs sera un grand pas en avant pour les réformer et, j’ose le dire, pour les convertir [1]. » Lui faisant écho, cette célèbre déclaration faite par Clermont-Tonnerre le 4 août 1789 devant l’Assemblée nationale : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus. Il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre. Il faut qu’ils soient individuellement citoyens. » Et Robespierre ajouta le 23 décembre : « Rendons-les au bonheur, à la patrie, à la vertu, en leur rendant la dignité d’hommes et de citoyens. » Mais de quelle vertu parlait-il ? À cette question, l’abbé Grégoire avait répondu par anticipation dans son essai : « Certains vices plus tenaces, soit par leur nature, soit parce que l’habitude les aura fortifiés, comme l’avidité du gain, ne disparaîtront peut-être totalement que dans un siècle ; mais, à cela près, nous aimons à croire que deux générations suffiraient pour cette réforme, car tout concourt à l’opérer. »

L’assimilation des minorités, l’éradication des différences culturelles et la privatisation radicale des différences religieuses constituaient bien l’horizon de la conception française de l’émancipation. Le prix à payer par les Juifs fut notamment l’abandon de l’usage du yiddish, cette langue juive vernaculaire dont l’abbé Grégoire disait : « Sans doute on parviendra à extirper cette espèce d’argot, ce jargon tudesco-hébraïco-rabbinique dont se servent les Juifs allemands, qui n’est intelligible que pour eux, et ne sert qu’à épaissir l’ignorance ou à masquer la fourberie [2] ». Cette conception fut à l’œuvre dans toute l’histoire de « l’antiracisme à la française », depuis l’affaire Dreyfus jusqu’à la fin du XXe siècle. On militait alors exclusivement pour un droit à la ressemblance qui n’était jamais loin d’une obligation d’identité. Cet antiracisme assimilateur inspira les dreyfusards (Émile Zola, Anatole France, Jean Jaurès…) et, au XXe siècle, des personnalités comme René Cassin et Stéphane Hessel, d’origine juive mais parfaitement assimilées jusqu’à l’effacement de toute singularité.

On peut ignorer que Richard Berry est juif et que Jacques Villeret est kabyle, mais il est impossible de croire qu’Omar Sy est blanc.

Le contraste est total avec les sociétés structurellement multiraciales, comme les États-Unis et l’Afrique du Sud. Là-bas, les figures de proue des luttes antiracistes – Martin Luther King, Angela Davis et Malcolm X, Nelson Mandela et Steve Biko – étaient issues du groupe dominé, et pas de la part éclairée du groupe dominant, comme en France. Pour elles, il ne fut jamais question de choisir entre l’aspiration à l’égalité et une exigence de dignité qui passait par une africanité assumée jusque dans l’apparence. L’évidence de la différence blancs-noirs aurait de toute façon rendu vaine toute tentative d’assimilation intégrale. On peut ignorer que Richard Berry est juif et que Jacques Villeret est kabyle, mais il est impossible de croire qu’Omar Sy est blanc.

En Belgique francophone, le logiciel français a commencé à vaciller au changement de siècle, quand les enfants de l’immigration du travail, nés ici, citoyens belges et de culture française, en eurent assez du paternalisme bienveillant de l’antiracisme traditionnel. Il y a une dizaine d’années, le Mrax, acteur historique de l’antiracisme à Bruxelles, en a payé le prix fort à travers une crise interne très violente opposant des historiques blancs laïques et des jeunes de culture musulmane. Mais la roue de l’histoire tourne. Après que le Manifeste communiste eut affirmé que « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », que les féministes eurent clamé « Ne me libère pas, je m’en charge », une variante décoloniale du même propos a surgi : « Ce qui est fait pour nous sans nous est fait contre nous [3] ». Comme les travailleurs avec le mouvement ouvrier, comme les femmes avec le féminisme en action, les nouvelles générations issues de l’immigration s’affirment désormais capables d’avancer leur propre agenda. Et celui-ci ne sépare plus le droit à la différence et le droit à la ressemblance. Il n’est plus colorblind (« aveugle à la couleur »), comme dans le logiciel français. Il est colorfriend.

De Baruch Hersz à Henri

J’ai, moi aussi, suivi le chemin qui va de colorblind à colorfriend. Né dans une famille juive décimée par le judéocide, j’ai reçu le prénom de mon grand-père maternel gazé à Treblinka, transposé dans la langue française : Baruch Hersz devint Boris Henri. Mais on m’appela Henri tout court, pour m’éviter le handicap supposé d’un prénom usuel qui sonnait étranger. Mes parents ne m’apprirent pas leur langue maternelle, le yiddish, se conformant au prescrit de l’abbé Grégoire, comme si cet apprentissage était susceptible de m’enchaîner à un passé douloureux. Et cette judéité qui leur était pourtant précieuse, ils ont renoncé à l’inscrire dans ma chair par la circoncision : il ne fallait pas que je sois repérable par le sexe si les nazis devaient revenir. Ce n’est que plus tard, alors que j’étais déjà adulte, que le retour du refoulé accomplit son œuvre et qu’il piqua ma curiosité. Il m’apparut alors que la fuite éperdue vers un universalisme mimétique ne saurait étancher le besoin de tout être humain de rester connecté à ses racines. Ce besoin s’exprimera d’une manière ou d’une autre. Chez de nombreux Juifs, il s’est reporté sur Israël par un véritable hold up identitaire qui déboucha sur une autre forme d’aliénation.

C’est désormais ma conviction : l’antiracisme colorblind, même sous les atours d’un prétendu « universalisme » qui n’est souvent que l’alibi d’un communautarisme majoritaire inconscient, est une machine à fabriquer des névrosés. La société n’a rien à gagner à encourager voire à contraindre les groupes minoritaires à renoncer à leurs ressources culturelles propres. Celles-ci sont indispensables pour fortifier l’estime de soi, sans laquelle on serait bien incapable de prendre son destin en main. Un antiracisme conséquent, qui postule l’égale dignité des groupes humains qui composent la société, doit reconnaître la valeur de ces ressources. Comme l’écrivait Amin Maalouf dans Les identités meurtrières (1998), « Pour aller résolument vers l’autre, il faut avoir les bras ouverts et la tête haute, et l’on ne peut avoir les bras ouverts que si l’on a la tête haute. Si à chaque pas que l’on fait, on a le sentiment de trahir les siens, de se renier, la démarche en direction de l’autre est viciée ; si celui dont j’étudie la langue ne respecte pas la mienne, parler sa langue cesse d’être un geste d’ouverture, il devient un acte d’allégeance et de soumission. »

Différences et ressemblances doivent trouver le moyen de s’articuler, sans faire allégeance à quiconque et sans avoir jamais honte de soi et des siens. N’est-ce pas ce que suggère la belle devise du Centre bruxellois d'action interculturelle : « Unir sans confondre, distinguer sans séparer » ?

[1] Henri Grégoire, Essai sur la régénération physique, morale & politique des Juifs (1788), Éditions du Boucher, 2002.

[2] Op. cit.

[3] Attribuée souvent à Gandhi ou à Mandela, mais je n’ai trouvé aucune source fiable pour le confirmer.

Ce billet a été publié sous forme d'article dans le numéro 354 (décembre 2020) d'iMag, la revue du Centre bruxellois d'action interculturelle. On peut commander ce numéro via ce lien.