Revenir au site

Dernières chroniques du XXe siècle

Henri Goldman

· BELGIQUE,MONDE

Sur le blog cosmopolite comme à la radio, l’été est propice aux rediffusions. En 1997, profitant de la libéralisation des ondes, la chaîne BFM débarqua chez nous. Au nom d’un pluralisme revendiqué à ses débuts, elle se constitua une équipe diversifiée de chroniqueurs hebdomadaires où je fus chargé d’occuper le poste d'ailier gauche. En 1999, il fut mis fin à l'exercice. Il m’avait pourtant bien amusé.
Voici quelques-uns de mes billets de l'époque qui vous rappelleront peut-être des souvenirs.

 

Diana et Dutroux 18 septembre 1997

Je n'avais pas l’intention de vous parler de Diana. Mais je tiens tout de même à déplorer que son accident mortel ait eu lieu à la veille de septembre plutôt qu’en juillet. C’est-à-dire en même temps que la rentrée politique, que la rentrée des classes, que la reprise du championnat de foot. Bref, à un moment où le menu ordinaire de l’actualité est déjà assez copieux.

Tandis qu'en juillet et en août, c’est régulièrement la disette. Sauf bien entendu l’année passée, quand l'émotion autour des découvertes qui débouchèrent sur l’affaire Dutroux fut démultipliée par l'absence de concurrence. Car à cette époque, la politique, le gouvernement, les syndicats, les agences de presse, les rédactions, bref tout ce qui fait l'actualité conventionnelle était parti en vacances. « Vacance », ça renvoie au « vide », et les médias, comme la nature, ils ont ça en horreur. Avec l’affaire Dutroux qui eut le bon goût d’éclater à ce moment-là, le robinet à émotion a pu rester ouvert sans interruption. Promesse que pour l’info à jet continu, il n’y aurait plus jamais de morte-saison ?

Cette année, on est donc resté à l’affût. Mais rien. Diana vivait une passion torride avec son milliardaire, mais ça ne méritait tout de même pas les honneurs du prime time.

Alors, pour remplir le vide, on a commémoré l'anniversaire. Un an d’affaire Dutroux, un an d’émotion et de mobilisation citoyenne. Mais au bout d'un an, rien de neuf à se mettre sous la dent. Aucune tête n'est tombée. Par contre, le mouvement blanc, lui, il est retombé. Comme un soufflé trop gonflé.

Le reflux est rude. C'est vrai, le mouvement blanc paie sans doute en ce moment l'excès de sollicitude dont il a été l'objet de toutes parts. Aucun autre mouvement social antérieur – ni le mouvement ouvrier, ni le mouvement des femmes, ni le mouvement pour l'environnement – n'avait à ce point bénéficié d’une telle promotion, d’un tel consensus. Tous les sponsors du pays auraient payé très cher pour s’afficher sur ses ballons.

Le mouvement blanc se retrouve aujourd'hui à la mi-temps d’un match où il a vainement cherché son adversaire. Le jour où il le trouvera, il trouvera aussi ses véritables proportions, en même temps que ses véritables alliés. Et c'est là une condition s’il veut pouvoir durer. On fera un jour les comptes… par exemple, si ça se trouve, l’été prochain.

Sot métier 30 septembre 1997

Périodiquement, des idées se répandent comme une traînée de poudre en prenant l’apparence de l'évidence. Celle-ci concerne la lutte contre le chômage. Elle fut exposée sur cette même antenne par une sommité académique. La voici. En Belgique, le travail coûte trop cher. Il faut donc diminuer son coût. Mais attention, pas de façon uniforme, précisait mon estimable collègue : en ciblant les bas salaires, le travail non qualifié, puisque c'est là que se concentre le gros des demandeurs d'emploi.

Le raisonnement est imparable. Ce sont les tâches répétitives du travail non qualifié qui sont les plus susceptibles d'être assurées par des machines. Si ce travail coûte trop cher, les patrons automatiseront au lieu d'embaucher. Mais si on pouvait faire baisser le coût du travail non qualifié, alors, il serait peut-être superflu d'investir dans l'automation.

À l'écouter, je me suis retrouvé quelques années en arrière, quand je séjournais dans une famille belge en Afrique centrale. Sirotant, comme tout colonial qui se respecte, un sirop quelconque sur la terrasse avec Betty, la maîtresse des lieux, je remarquai le curieux manège d'un jardinier. Il frappait le gazon avec une espèce de faux et, à chaque coup, il réussissait à sectionner trois ou quatre brins d'herbe. À ce rythme-là, il n'était pas près d’avoir fini.

Je m'étonnais auprès de Betty. Pourquoi, tout simplement, ne pas acheter une tondeuse à gazon ? Sa réponse m'a confondu d'évidence : au prix que je paie à ce garçon, me répondit-elle, je n'ai aucun besoin de m’offrir une tondeuse électrique. Qui en plus fait du bruit, alors que ce « boy » (c'est comme ça qu'elle l'appelait) travaille en silence.

Alors, il est bien possible que la réduction du coût du travail non qualifié puisse créer des emplois. On pourrait retrouver des receveurs de tram, des distributeurs de préservatifs de chair et d'os, des rangeurs de caddies dans les parkings de supermarché, des traverseurs de rue remplaçant les feux de signalisation, des allumeurs de réverbères à la place de l'éclairage public électrique. Mais je ne peux m'empêcher de penser que le travail ne sert pas seulement à procurer un revenu, mais aussi un sentiment d'utilité et un peu de dignité. Il m'avait toujours semblé que faire faire par des machines les travaux les plus stupides était un grand progrès. Malgré tous ceux qui prétendent qu'il n'y a pas de sot métier pour justifier le retour de nouveaux domestiques.

Luxembourg 15 octobre 1997

Avant le sommet européen sur l'emploi de Luxembourg, on ne s'attendait à rien. On n’est donc pas déçu. On est même ravi, puisque le sommet a accouché d’un amusant néologisme : l’employabilité. Bravo.

Que les chômeurs se rendent donc employables. Qu’ils se forment là où on manque de bras. Qu’ils deviennent tous infirmières par exemple, puisqu’il y a pénurie. Ou soudeurs de tungstène sur zirconium, dont on manque dramatiquement. Qu’ils deviennent quadrilingues, c’est indispensable à l’époque d’Internet. Qu’ils acceptent de travailler la nuit et le dimanche, pour faire tourner plus longtemps les équipements. Qu’ils soient prêts à déménager, pour suivre leur entreprise qui délocalise. L’employabilité, c’est faire en sorte que les travailleurs s'adaptent mieux aux fluctuations du marché du travail. De la part de l'Europe, on aurait plutôt souhaité un peu de régulation, un peu d’harmonisation. Eh bien la réponse, c’est l’employabilité.

Normal : le sommet s’est déroulé à Luxembourg. Il aurait aussi pu se tenir dans l’île de Man, dans les îles anglo-normandes ou dans la Principauté d’Andorre. Toutes ces riantes contrées ont un point en commun : ce sont des paradis fiscaux. Les capitaux peuvent s’y planquer en toute impunité. Les entreprises y créent des filiales et se débrouillent ensuite par des jeux d’écriture pour y localiser leurs bénéfices.

Vous êtes-vous jamais demandé à quoi servait le Luxembourg ? Je veux dire : quelle était la fonction, économique ou politique, d’un micro-État dont le système bancaire est une véritable incitation à l'évasion fiscale pour les pays voisins ? Et pourquoi de grandes démocraties, comme la France ou la Grande-Bretagne, organisaient directement elles-mêmes la fuite de leurs propres capitaux ? Et par quelle logique absurde quelques malheureux fonctionnaires doivent faire semblant de colmater l'hémorragie alors que, par trains entiers, les coupons vont se faire faire un lifting du côté de Mondorf-les-Bains ?

Je vous propose une réponse : comme, l’argent, on ne peut pas l’empêcher de circuler, le Luxembourg sert simplement à ce qu’au moins, il ne s’en aille pas trop loin. Tandis que les chômeurs, eux, ils circulent beaucoup trop peu. Et c’est bien d’ailleurs ce qu’on leur reproche.  

Lionel et Martine 28 novembre 1997

Berné. Jean Gandois a été berné. C’est ainsi que le désormais ex-patron du CNPF, la Confédération nationale du patronat français, a qualifié son dépit de n’avoir pas su convaincre Lionel Jospin et Martine Aubry de renoncer à la semaine de 35 heures généralisée pour l’an 2000.

On imagine la scène. Face aux durs du patronat qui ne voulaient même pas en entendre parler, Jean Gandois leur a dit quelque chose comme ça : laissez-moi faire, tout le monde dit que je suis un homme de dialogue, Jospin, je sais comment le prendre et la petite Martine, je l’ai fait sauter sur mes genoux il y a 30 ans. Mais ça n'a pas marché ! Pourtant, Jean Gandois, il était certain de les avoir convaincus. Le grand Lionel et la petite Martine, ils avaient si sagement écouté ses arguments qu’il avait eu l’impression de les avoir mis dans sa poche. Mais non. Têtus comme deux mules, ils n’ont pas démordu des 35 heures. Et voilà la France avec un martyr de plus.

Car, et vous apprécierez la relativité du vocabulaire, la démission de monsieur Gandois le transforme immédiatement en martyr. À droite, on fustige le coupable, ce gouvernement français qui voudrait faire évoluer la société par décret, au lieu de s’en remettre à la libre négociation des partenaires sociaux. Et c’est là que la discussion devient intéressante. Car elle touche au conflit entre deux formes de légitimité.

D’abord, il y a le gouvernement. Il est issu du suffrage universel. Il incarne la souveraineté populaire, et tout particulièrement quand, fait exceptionnel, il tente de mettre en pratique le programme sur lequel il s’est engagé devant les électeurs, comme le fait le gouvernement Jospin avec les 35 heures. C’est la démocratie représentative.

Et puis, il y a les groupements d’intérêts, les catégories particulières, minoritaires ou majoritaires, les forces sociales qui sont plus particulièrement visées par telle ou telle décision et qu’il s’agit d’associer aussi étroitement que possible à sa mise en œuvre. C’est la démocratie concertative.

Le piquant de cette affaire, c’est que ceux qui, habituellement, s’en prennent aux manifestants, aux pétitionnaires, aux protestataires de tout poil au nom de la supériorité démocratique du parlement élu sont exactement les mêmes qui, aujourd’hui, vilipendent l’autoritarisme du gouvernement et font l’apologie de la négociation directe entre ce qu’ils appellent, selon leur humeur du jour, des partenaires sociaux ou des groupes de pression.

On attend la suite avec intérêt. Les patrons français vont-ils saboter la loi sur les 35 heures ? Vont-ils délocaliser ? Vont-ils faire la grève de l’investissement et pratiquer l’évasion fiscale ? Ce seraient là des formes inédites de désobéissance civile. Le malheur, c’est qu’à l’heure actuelle, aucune loi ne peut les sanctionner. Par contre, essayez pour voir de resquiller dans les trams.

Francorchamps 11 décembre 1997

Il y a très longtemps, quand le service militaire était organisé par la conscription, c’est-à-dire par le tirage au sort, les jeunes des familles riches qui n’avaient pas eu de chance à la loterie avaient l’habitude de payer des jeunes pauvres pour qu'ils aillent se battre et éventuellement se faire tuer à leur place.

Pratique barbare, pense-t-on aujourd’hui. Mais nous sommes devenus civilisés. Ce genre de choses n’arriverait plus. Ah bon ?

À Kyoto se termine une conférence mondiale pour la réduction de l’effet de serre. Ce matin, on nous annonce que les États-Unis, après avoir longtemps renaclé, accepteraient de signer le protocole à condition d’avoir le droit de racheter des droits de polluer, des quotas de pollution en quelque sorte, à des pays, sans doute sous-développés, qui n’en auraient pas l’usage. Vous comprenez, mesdames et messieurs, il en va de l’économie américaine, des emplois américains, du leadership américain, et que s’empoisonne le reste du monde, car ici-bas rien n’est plus important.

En Europe, ce discours, ça nous écœure. Quel égoïsme ! Mais sur le vieux continent, nous avons des valeurs éthiques qui interdisent ce genre de démarche. Et c’est d’autant plus vrai pour nous autres francophones de Belgique, héritiers par cousinage de la prise de la Bastille. Ah bon ?

Eh bien, nous allons voir. Le parlement fédéral vient d’interdire la publicité pour le tabac. Ce qui met, paraît-il, en danger l’avenir du grand prix automobile de Francorchamps. Du coup, on voit se mobiliser tout le personnel politique de la Région wallonne – à l’exception des écologistes – pour crier au coup de force des Flamands et au crime contre les intérêts vitaux de la Wallonie, de son économie, de ses emplois.

Pour sauver cette économie et ces emplois, il faudrait encourager plutôt que décourager les « sports » moteurs. « Sports », bien sûr, entre guillemets, car la compétition entre des monstres technologiques qui roulent à du 300 à l’heure relève plus à l'évidence de la pulsion de mort que de l’exaltation du corps humain. En conséquence, il y a lieu d’accepter les financements d’où qu’ils viennent, en se bouchant éventuellement le nez.

Bref, qu’importe la mort automobile ou la mort tabagique, pourvu que l’économie tourne.

Cette péripétie m’en rappelle une autre, qui fit chuter un gouvernement. C’était en 1991. La majorité flamande s’était opposée à l’octroi de licences d’exportation qui auraient dû revenir à des industries wallonnes d’armement. Je me souviens que, Spitaels en tête, tout l’establishment politique wallon avait hurlé au complot flamand contre notre économie, nos emplois, nos intérêts vitaux. Car ici-bas rien n’est plus important.

Ramons, camarades, l’Amérique n’est pas si loin… 

René 8 janvier 1998

C’était un vieux copain. Il s’appelait René Raindorf. Ses amis l’ont accompagné au crématorium d’Uccle un mardi de janvier. Et, je ne sais pas pourquoi, on n’était pas triste. René Raindorf était de ces personnages auxquels on aurait volontiers appliqué la célèbre phrase de l’ode à monsieur de La Palice : un quart d’heure avant sa mort, il était encore en vie.

Un quart d’heure avant sa mort, c’était, pour moi, il y a quelques semaines, devant l’ambassade d’Algérie. On était là à se réchauffer autour de quelques flambeaux. Ni pancartes ni slogans. Peut-être que ça ne servait à rien d’être là. Mais, c’était évident, il fallait y être. René trimballait sa grande carcasse penchée d’une poignée de main à l’autre, manifestement heureux d’y être, à sa place de toujours.

À la radio, dans la presse, on a fait le résumé de sa trajectoire. Juif polonais, ayant accompagné entre les deux guerres l’immigration de ses parents en Belgique. Résistant au nazisme, puis prisonnier politique à Breendonck, à Mauthausen et à Auschwitz. Inlassable combattant de toutes les causes possibles de la planète, de la Palestine à la Bosnie. Et infatigable pèlerin de la mémoire concentrationnaire qu’il allait rafraîchir dans les écoles et en accompagnant des lycéens en visite dans les camps de la mort.

Mais il y a une tache aveugle dans cette biographie. Sans doute, comme disait Brassens, les morts sont tous des braves types. Est-ce pour cela que les hommages qui lui furent rendus ont fait généralement l’impasse sur un long épisode de sa vie : il fut communiste pendant plus de vingt ans. Et à ce titre, il avalisa toutes les dérives du stalinisme, auquel il resta fidèle longtemps après la mort du dictateur et la révélation de ses crimes.

Si j’en parle aujourd’hui, c’est qu’un des grands succès de librairie du jour s’appelle Le Livre noir du communisme. Et que ce livre risque un parallèle entre les deux grandes dictatures criminelles qui ont ensanglanté le siècle : le stalinisme et le nazisme. À mes yeux, au-delà de la morbide comptabilité des victimes, il restera une différence de taille : les régimes nazis ont réalisé ce qu’ils promettaient de faire, tandis que les régimes communistes ont trahi leurs promesses ainsi que ceux qui y croyaient.

René Raindorf était de ceux-là. Il s’en était remis et était reparti de plus belle. En pensant à lui, je me dis que la capacité d’espérance et la générosité ne vont pas toujours de pair avec la lucidité, laquelle est souvent l’alibi de l’inaction par excès de scepticisme. Au regard de l’histoire, je ne sais pas si le bilan de cette génération communiste, avec ses réalisations et ses aveuglements, restera « globalement positif » (pour paraphraser tel autre disparu récent que je n’ai pas vraiment regretté). Mais sur le plan de la qualité humaine, je vous l’assure, c’étaient des femmes et des hommes debout. Et je suis content d’en avoir connu quelques-uns.

Lucidité tardive 5 février 1998

Avez-vous entendu parler d’un projet de loi relatif aux organisations criminelles ? Si ce n’est pas le cas, vous n'en saurez toujours rien. Alors que ce projet de loi attendait d’être examiné au Sénat, on apprend que le ministre de la Justice l’a purement et simplement retiré.

Et pourtant, ce texte était il y a peu jugé tellement merveilleux que, le 5 juin de l’année dernière, une Chambre presque unanime l’avait voté, sur la recommandation unanime de la commission de la Justice. C’est dire à quel point c’était un bijou.

Ce projet de loi contenait une définition très extensive de ce qu’est une organisation criminelle, rangeant sous ce vocable — je cite — « toute organisation composée de plus de deux personnes qui vise à détourner le fonctionnement d’autorités publiques ou privées en utilisant l’intimidat ». Tombait sous le coup de la loi « toute personne qui fait partie de l’organisation criminelle en question, même si elle n’a pas l’intention de commettre cette infraction dans le cadre de cette organisation ni de s’y associer ». Enfin, l’exposé des motifs énumérait parmi les objectifs de l’organisation criminelle, je cite à nouveau, « la déstabilisation de l’appareil d’État ou l’influence sur le fonctionnement de l’économie ».

C’est après ce vote sans histoire qu’on a commencé à se rendre compte de ce qui avait été voté. La Ligue des droits de l’Homme, quelques petits groupes radicaux, des responsables syndicaux relevèrent qu’avec un texte pareil, toute forme de contestation sociale un peu musclée, comme les piquets de grève ou les happenings genre Greenpeace se trouvait assimilée à la grande criminalité, laquelle était, au départ, seule visée par la démarche du ministre de la Justice.

Cet accès soudain de lucidité fit tache d’huile. On vit même le chef de groupe socialiste à la Chambre implorer ses collègues sénateurs de faire barrage au projet que lui et ses troupes avaient voté comme un seul homme quelques semaines auparavant.

Les sénateurs ont fait leur travail. Ils ont déposé des paquets d’amendements détricotant le projet du ministre, qui vient donc de déclarer forfait.

Quelle leçon peut-on tirer de ce coup dans l’eau ? Choisissez.

Leçon numéro 1 : les parlementaires votent n’importe quoi, il ne lisent même pas ce qu’ils votent, ils changent d’avis sous l’influence des groupes de pression. Le régime parlementaire ne sort pas grandi de l’aventure.

Leçon numéro 2 : les parlementaires ne légifèrent pas sur une île déserte, et c’est tant mieux. Leur travail est directement fonction de l’état de l’opinion. Merci donc aux citoyens qui ont exercé leur droit de vigilance démocratique. La démocratie parlementaire a plus besoin d’une pression citoyenne lucide que de députés omniscients. Même si, en l’occurrence, ceux-ci se sont tout de même comportés comme des cancres.

Semira 31 septembre 1998

Et si, comme on nous le suggère avec insistance depuis hier, Semira avait menti ? Et si son histoire de mariage forcé n’était qu’une affabulation ? De toute façon, ça ne changerait rien à son assassinat légal. Elle restera une victime, il n’était pas nécessaire d’un faire un martyr.

Mais le doute qui pèse désormais sur la véracité de son récit peut avoir des effets positifs pour la suite des événements. Le symbole Semira était trop parfait pour être honnête. Quel Occidental normalement féministe n’aurait pas été touché par le destin de cette jeune femme promise à l’enfer d’un mari âgé, violent et polygame ? Sentiment trouble, qui nous permettait inconsciemment d’affirmer notre supériorité d’évolués face à cette Afrique noire musulmane et rétrograde. Si le fameux mari n’avait pas cumulé autant de traits négatifs, le mariage forcé n’eut pas été moins répréhensible. Mais peut-être notre sentiment d’empathie n’aurait pas été aussi fort.

Parmi les demandeurs d’asile, on trouve de tout : des personnes dans la détresse la plus noire comme des affabulateurs, et ce sont parfois les mêmes. La Belgique, comme le reste de l’Europe, se trouve aux prises avec un cycle migratoire d’un type nouveau, qui est le versant humain de la mondialisation et de la libre circulation de l’information et des capitaux. À ce stade, nous ne sommes plus en présence d’une somme de cas individuels plus ou moins émouvants, à traiter au cas par cas. La politique d’immigration doit être, comme toute politique digne de ce nom, une synthèse entre l’idéal et le possible, un compromis entre de multiples exigences conflictuelles et parfois contradictoires.

Or, la politique d’immigration incarnée par les duettistes Tobback-Vande Lanotte pêche, non par manque d’idéal, mais par manque de réalisme. L’immigration-zéro, le refus de toute régularisation, la volonté de signifier aux candidats à l’immigration qu’on les attend de pied ferme, bref, tous les roulements de mécanique n’y ont rien changé : on continue de s’installer en Belgique, mais clandestinement, et tous les flics du Royaume n’y pourront rien, à moins de multiplier leur nombre par dix et d’en mettre un derrière chaque personne au physique un peu typé.

Cet échec vient d’être reconnu en personne par Charles Pasqua, converti récent à la régularisation des clandestins. Être réaliste, c’est changer une politique qui ne fonctionne plus. Et que Semira ait ou non menti n’a rien à voir là-dedans. 

Case de tête 14 octobre 1998

Dans le cadre du feuilleton dénommé « nouvelle culture politique », en abrégé, NCP, je vais aujourd’hui vous parler d’une broutille, qui s’appelle l’effet dévolutif de la case de tête, et que certains, comme la Volksunie et les libéraux du nord et du sud, veulent absolument supprimer.

Il s’agit de technique électorale. Dans le système belge, on vote dans des circonscriptions qui élisent toujours plusieurs mandataires. Sur les listes, les candidats sont classés selon un ordre de priorité. Si cet ordre ne vous convient pas, vous pouvez voter, nominalement, pour le candidat de votre choix. S’il vous convient, vous votez « en case de tête », ce qui revient à entériner le classement des candidats tel qu’il vous est proposé.

Les adversaires du système nous expliquent que c’est une technique antidémocratique, qu’elle fait la part belle aux appareils de parti, lesquels imposent souvent des candidats bien en cour plutôt que des personnalités trop indépendantes et qui, pour cette raison, se retrouvent dans le bas des listes. Supprimez l’effet dévolutif de la case de tête, et tous les candidats d’une liste se retrouvent à égalité. Les votes dits de préférence décident alors de tout.

Je fais partie de ces électeurs moutonniers qui ont toujours voté en case de tête. Car si je peux comparer les partis, je ne peux pas comparer les candidats. Sur la liste de celui qui à mes préférences, j’en connais bien deux ou trois, sans pouvoir affirmer qu’ils sont meilleurs que ceux que je ne connais pas. Tant qu’à faire confiance à un parti, je peux aussi lui déléguer le soin de choisir ceux qui le représenteront et qui, en principe, défendent tous les mêmes idées.

La suppression de l’effet dévolutif de la case de tête me forcera à choisir. Entre tous ces candidats qui auront été jugés suffisamment conformes par les comités qui établissent les listes, comment trancher ? Et sur base de quels éléments ? La présentation succincte des candidats sur les tracts électoraux ? La sympathie qui émane de leur photo dûment calibrée aux standards de la pub, avec le feu de cheminée derrière et le chien sur les genoux ? La notoriété acquise par ailleurs, par exemple comme sportif ou top model ?

Sans doute, je n’ai qu’une confiance modérée dans les appareils de parti pour sélectionner les mandataires les plus performants. Mais j’aime autant ça que de m’en remettre, pour faire le tri, au talent des agences publicitaires.