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L'autre virus : le racisme

Henri Goldman

· BELGIQUE
Vous avez remarqué ? Ce souci de soi et des autres qui s’est naturellement imposé dans nos comportements ? Ce sentiment de notre fragilité individuelle qui nous fait reconsidérer notre interdépendance ? Grace à la pandémie, l’exigence de « compétitivité », qui n’est qu’une manière hypocrite de marcher sur les pieds de quelqu’un d’autre, est battue en brèche par une bienveillance qui est en train de transfigurer les relations sociales dans nos villes modernes de grande solitude. Le temps est comme suspendu. Et on se met à rêver : en restera-t-il des traces quand les choses redeviendront « normales », ou sera-ce le retour du froid réalisme des rapports de force qui est la loi d’airain du capitalisme ?
Aujourd’hui, 21 mars, c’est chaque année la journée internationale de lutte contre le racisme. On se préparait à manifester joyeusement dans les rues de Bruxelles pour célébrer cette diversité humaine qui est notre richesse. Mais non. La diversité s’est investie ailleurs. Regardez de plus près ces professions indispensables qui ne peuvent pratiquer le télétravail et qui prennent tous les risques. Les infirmières, les éboueurs, les conducteurs de trams et de bus, les caissières de grands magasins… Des fonctions peu prestigieuses, où les personnes basanées sont proportionnellement plus nombreuses qu’ailleurs. Impression confirmée par le dernier monitoring socioéconomique publié par Unia pour qui « le taux d’emploi des personnes d’origine étrangère s’améliore mais reste à la traîne ». On le sent : ces personnes-là, souvent méprisées, bénéficient aujourd’hui d’un autre regard.

Elles sont, comme êtres humains, nos égales en dignité et en droit, ainsi que l’énonce l’article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. « En droit », c’est acquis, et on voit bien tout le chemin qui reste à parcourir pour passer de la théorie à la pratique. Mais « dignité », de quoi s’agit-il ? Ce mot à plusieurs sens. J’en privilégie un : dignité comme fierté, ou plus exactement, comme estime de soi. C’est le sens que lui donne Amin Maalouf dans Les identités meurtrières : « Pour aller vers l’autre, il faut avoir la main tendue et la tête haute. Et on ne peut avoir la main tendue que si l’on a la tête haute. » La dignité, c’est exactement ça : avoir la tête haute et ne plus jamais raser les murs. Pouvoir évoluer à son rythme, agencer ses priorités, découvrir par soi-même au fil des essais et des erreurs, des fidélités et des ruptures, comment être l’artisan de sa propre vie. La dignité, c’est aussi de ne pas avoir de bienfaiteurs qu’il faut ensuite remercier sans fin. Quand on a été colonisé ou dominé, l’émancipation n’est pas un cadeau, elle est une conquête. La dignité, quand on vient de là, c’est de pouvoir s’appuyer sur des ressources propres qui ne doivent rien à personne. Comme Lumumba face à Baudouin, on ne mendie pas ses droits, on ne remercie pas ses anciens bourreaux et on ne cherche surtout pas à leur ressembler. Voilà pourquoi il ne faut pas faire pression sur les migrant·e·s et leurs descendant·e·s, qui aspirent à faire partie de notre société, pour qu’ils et elles abandonnent leur bagage à la frontière, renoncent à leur religion et à leurs traditions, voire changent de prénom, comme le suggérait finement Éric Zemmour.

Un « nous » vraiment inclusif

C’est là le défi de la société multiculturelle qui fait lentement mais inexorablement son chemin dans les villes cosmopolites comme Bruxelles. Ces nouveaux voisins, ces déjà anciennes voisines, il faut les accepter pleinement avec leur bagage, leurs symboles, leurs blessures aussi, leur manière de se nourrir, de se vêtir, de se saluer, tout ce qui leur permet de se tenir droit. Accepter que nos évidences ne soient pas d’emblée les leurs et négocier le partage de l’espace symbolique. Comprendre que la statue équestre d’un personnage royal tâché du sang de leurs ancêtres est aussi insupportable que si c’était un criminel nazi. Accepter que le foulard que portent certaines Bruxelloises est bien autre chose qu’une marque d’obscurantisme religieux, mais avant tout une manière de se relier à son histoire et à surmonter le traumatisme d’un déracinement que je ne souhaite à personne et dont, pour ma part, je ne serai jamais guéri.
Comprendre tout cela et leur faire toute leur place dans un « nous » vraiment inclusif. Peut-être qu’en fin de compte ce satané virus nous y aura aidé.