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Marie-Antoinette achète un loft à Bruxelles

Henri Goldman

· BRUXELLES

Près de son petit Trianon (en manchette), Marie-Antoinette, l’épouse autrichienne du roi de France Louis XVI qu’elle suivra de quelques mois sur l’échafaud, avait fait construire un hameau pour y jouer à la fermière. On y avait mis des moutons, des chèvres, des poules pondeuses, mais aucun de ces animaux ne déféquait et les tabliers sentaient la rose ou le jasmin jusqu’au soir. Vivre ce que vivent les gens du peuple, oui. Mais il y a des limites.

J’ai pensé à elle en faisant (très superficiellement) connaissance avec Charles Kaisin, designer, dont Victoire, le supplément du week end en papier glacé du Soir, nous apprend qu’il vient d’emménager dans son nouveau loft bruxellois. D’un seul coup, il est passé de son appartement ucclois au centre-ville, dans un lieu trouvé il y a trois ans. Le bonheur : Le métro est à deux pas, je suis proche d’une série d’institutions culturelles, je peux tout faire à pied, des restos de la place Sainte-Catherine à Tour et Taxis, Dansaert et la rue de Flandre. Et puis : J’aime l’espace et ici, j’ai 350 m2. Pour continuer la visite, c’est . (Mettez des chaussures de marche.)

Selon cette hypothèse généreuse, Charles Kaisin occupe encore à lui tout seul la surface nécessaire à 18 personnes.

350 m2, vous vous rendez compte? Surtout que — pardon de me mêler de ce qui ne me regarde pas — Charles Kaisin, à lire son interview, vit seul, même s’il a bien le droit d’avoir aussi une chambre d’ami (décorée avec goût, cela va sans dire). 350 m2, c’est-à-dire près de neuf (9) fois les normes minimales de superficie fixées par le Code bruxellois du logement pour une famille de quatre personnes. D’accord, ces normes sont trop basses, même si le showroom d’Ikea démontre qu’on peut disposer de tout le confort nécessaire dans un mouchoir de poche. Multiplions la norme par deux. Selon cette hypothèse généreuse, Charles Kaisin occupe encore à lui tout seul la surface nécessaire à 18 personnes.

Ce phénomène porte un joli nom : la gentrification. Des personnes qui se rattachent à la gentry décident de jouer à faire peuple en s’installant dans des quartiers populaires so charming qu’ils contribuent à rénover avec goût, faisant exploser le prix du foncier qui devient inaccessible aux anciens habitants, repoussés plus loin par l’effet automatique de la spéculation immobilière. Ce phénomène est bien connu à Bruxelles. Hier, c’était la «Sablonnisation», avec le quartier du Sablon qui s’est avancé rue par rue, maison par maison, vers la rue Haute et les Marolles. Aujourd’hui, c’est la mutation du quartier Dansaert qui attire toute une jet set de happy few principalement flamande et qui déborde désormais dangereusement sur la zone du canal.

Avec ma 4x4…

Or le canal est précisément un des lieux qui se prête le mieux à une opération concertée pour résorber la fracture sociale et territoriale de la ville. Une initiative est née, justement, dans ce but. Dans son journal (bilingue), la Platformkanal évoque la gentrification. Ali Benabid, animateur de terrain à Molenbeek : «Le gros défi maintenant, c’est la gentrification, qu’on voit surtout le long du canal. C’est la construction de lofts — je caricature — où je rentre avec ma 4×4 et ma télécommande, j’ai mon jardin privatif pour l’ensemble des lofts à l’intérieur de l’îlot et puis je ne suis pas du tout en interaction avec le quartier. Et en même temps, il faut peut être juste attendre une ou deux générations pour que ces gens vivent le quartier, mais il faut qu’ils restent et s’impliquent, les nouveaux et anciens. Pour éviter les migrations de Molenbeekois. Oui, un des écueils c’est peut être la gentrification. Quand on vous propose des mille et des cent pour un bâti, alors vous vendez.» |1|

Le professeur Chris Kesteloot (ULB et KULeuven) a l’habitude de plaider pour une «gentrification douce». Les nouveaux habitants auraient sans doute un revenu supérieur aux anciens, mais avec un écart maîtrisable de façon telle que tout le quartier profiterait des améliorations que leur présence entraînerait, qu’ils s’agisse d’investissements privés (par exemple, embellissement des façades) ou publics financés par le surcroît de recettes fiscales. Mais surtout, ces nouveaux habitants seraient disposés à jouer le jeu d’une véritable mixité sociale et culturelle, et ne chercheraient pas seulement à conquérir un nouvel espace pour leur «entre-soi», avec juste un chouia de couleur locale en prime. Il s’agit là d’un mécanisme fragile qui doit être soutenu et protégé, et que «la main invisible» du marché immobilier détruirait à coup sûr si on la laissait faire.

Ça vous intéresse, monsieur Kaisin, ou vous préférez jouer à Marie-Antoinette ?

|1| Ajoutons que chauffer un espace quasi vide de 350m2 qu’on aura bien évité de cloisonner, pour respecter l’esprit loft, ça coûte un pont et c’est un crime contre le climat. Mais bon, ça va sans doute avec le 4x4…