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Utilité et fragilité de l’écriture inclusive

Henri Goldman

· OFF

Pour qui aurait le moindre doute sur le bien-fondé de l’écriture inclusive, cette photo glanée sur la toile devrait régler la question. Le « masculin universel », qui masque la présence des femmes dans la langue française, n’est vraiment plus supportable. Cette règle confirme ce que toute personne sent intuitivement : la forme réagit toujours sur le fond en retour, au point qu’on ne sait plus très bien qui est premier entre le signifiant et le signifié.

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Car cette règle absurde du « masculin qui l’emporte » n’existe pas dans toutes les langues. L'anglais et le néerlandais utilisent un article non genré (« the » et « de »), tandis que, dans ces langues, les mots et les tournures épicènes (qui peuvent désigner indifféremment des femmes et des hommes) sont nombreuses et leur usage tout à fait naturel. Au fil de son histoire, la France a développé une forme d'universalisme désincarné qui a fait du mâle blanc, de préférence parisien, l’étalon de la norme universelle. À la Révolution, la langue française inventera les « droits de l’homme », là où l'anglais parlera des « Human Rights » (droits humains) et le néerlandais des « Mensenrechten » (droits des gens).

Quiconque est sensible à l’égalité entre les hommes et les femmes conviendra qu’il faut en finir avec ce reliquat de patriarcat linguistique. Mais comment ? Là commencent les difficultés. La langue française est un patrimoine commun dont il faut prendre soin. Je suis né dedans et j’y suis donc attaché. Et là, j’avoue, je souffre, car ça vire parfois au massacre à la tronçonneuse. Je n’en peux plus de voir passer des « travailleur·euse·s », des « travailleur·se·s » et des « acteur·rice·s » mis sur papier avec les meilleures intentions du monde. Le manque de réflexion sur les outils aboutit parfois au résultat inverse à l’objectif proclamé. Ainsi, en refusant la règle du masculin universel qui nie symboliquement la présence des femmes même là où elles sont majoritaires, on finit par effacer le fait que certaines professions sont massivement genrées, et que c’est aussi quelque chose qu’on peut vouloir mettre en évidence. C'est possible en remplaçant la règle contestée du masculin qui l’emporte dans tous les cas par le principe de majorité. Continuons donc à parler des infirmières. Ce n’est pas faire injure aux 15% d’hommes qui exercent cette profession. Et ne tombons pas dans le ridicule d’écrire, pour faire inclusif, «éboueur·euse·s» alors qu’il n’y a sans doute pas une femme sur cent au sein du personnel qui ramasse et trie nos poubelles.

Pour être capable de modifier sa manière d’écrire, il faut modifier sa manière de penser : il faut penser inclusif.

Pour être capable de modifier sa manière d’écrire, il faut modifier sa manière de penser : il faut penser inclusif. Ainsi les mots et formules épicènes vous arriveront naturellement, quitte à remettre en vigueur certaines tournures un peu vieillottes. Par exemple, si vous aviez envie d’offrir des fraises « à tous ceux qui en voudraient », la formule qui vous viendra sans doute serait d'ajouter « et à toutes celles », alors vous pourriez tout ramasser en écrivant « à qui en veut ». Dans le même esprit, plutôt que « les travailleuses et les travailleurs » (pour ne rien dire des barbarismes précités), pourquoi ne pas évoquer le « personnel », ça fonctionne souvent. Le substantif « personne » peut rendre de grands services, puisque l’épicène « gens » n’a pas de singulier en français. Bref, l’écriture inclusive, ça ne se réduit pas à disséminer des « · » dans un texte. Ce qui, à partir d’un certain seuil, a le don de rendre n’importe quel propos complètement indigeste.

Quelques conseils ?

D’abord, il ne faut pas avoir peur de la répétition. Celle-ci a des lettres de noblesse, depuis le

« Françaises, Français » du général De Gaulle jusqu’au « Travailleurs, travailleuses » d’Arlette Laguiller. Ce n’est pas plus mal d’écrire comme on parle. Si rien d’autre ne fonctionne, on peut avoir recours au

« point milieu » (le fameux « · »), mais en le réservant aux formes de féminisation qui se limitent à l’ajout d’un « e », éventuellement accompagné d’une consonne redoublée, comme dans «citoyen·ne [1]». Quand la forme qui indique la féminisation ne s’ajoute pas simplement au radical masculin mais remplace une syllabe par une autre, je suis le conseil d’Éliane Viennot – dont je suis fan – d’utiliser le slash (« / ») afin de suggérer qu’il s’agit de syllabes alternatives. Donc on écrira « directeur/trice » et sûrement pas « directeur.rice » qui me fait inévitablement penser à Uncle Ben’s.

La langue française est une charmante vieille dame un peu réactionnaire qui est en train de céder du terrain partout dans le monde. Évitons de l’achever par l’administration d’un remède de cheval. On peut arriver au même résultat avec de la douceur et de l’élégance, ce qui pourra convaincre aussi plus de monde du bien-fondé de la démarche inclusive au lieu de donner des arguments faciles aux conservateurs (et non aux « conservateur.rice.s », au nom du principe de majorité) de tout poil.

Post-scriptum. Ce billet comporte une entorse volontaire aux règles grammaticales en vigueur, en application du principe de proximité. Vous l’aviez remarqué ?

[1] Quand le mot est mis au pluriel, l’usage majoritaire ajoute un deuxième point milieu : « citoyen·ne·s », même si la plupart des féministes, comme Éliane Viennot ou le magazine Axelle, se limitent à un seul. Je me suis finalement rallié à leur point de vue : le double point milieu rappelle trop la mise entre parenthèses d’un tâtonnement précédent : « citoyen(ne)s ». Pour ma part, j’écris désormais « citoyen·nes ».