Bien sûr, il y a un double sens au mot « genre ». Mais ce n’est pas le seul point commun entre la sortie de placard de l’avocate fiscaliste et la nomination surprise de l’ancienne journaliste. L’occasion de revenir sur certains concepts approximatifs.
Thierry Afschrift, devenu Typhanie, a donc largement médiatisé sa transition. On a trouvé ça courageux, notamment du côté de l’opinion progressiste qui a toujours défendu la cause des LGBTQIA+ [1]. Ça ne change rien à l’aversion que, sur un autre plan, un tel personnage peut provoquer, en tout cas chez moi. Toute sa vie professionnelle a été consacrée à aider les plus riches à éluder l’impôt tout en restant dans les limites de la légalité, en profitant de la moindre faille. Promenez-vous sur le site de son cabinet d’avocats. Vous n’aurez plus aucun doute sur son hostilité à toute forme de redistribution par l’impôt et sur son indifférence face au défi climatique au nom du droit de chacun de faire ce qu’il veut de son argent. Si besoin était, la sortie de placard de T. Afschrift indique que la défense du droit des personnes trans à vivre leur vie sans entraves morales ou administratives est parfaitement compatible avec le mépris des pauvres.
Avec Hadja Lahbib, c’est évidemment tout différent. Outre ses qualités strictement professionnelles, son parcours ne pouvait que rendre fières des personnes qui, comme elles, sont issues de l’immigration ouvrière et qui doivent se battre contre des discriminations hypocrites, même quand elles ont les diplômes et les qualités requises. Ainsi, son ancienne collègue Safia Kessas à la RTBF a salué avec enthousiasme sa nomination surprise au poste de ministre des Affaires étrangères, en ponctuant son propos par « Hadja, c’est nous toutes. On est derrière toi ». La discussion qui suivit montrait bien qui devait se sentir concernée par ce « nous toutes ».
Le fait du prince
En effet, « le symbole est puissant », comme elle l’écrivait encore. Un peu comme l’accession d’Obama à la présidence des États-Unis. Même si son élection n’aura finalement rien changé à la condition subalterne des classes populaires noires, elle a malgré tout incarné tout autre chose que la présidence de George W. Bush qui l’avait précédé. Mais pour pouvoir porter ce fragile espoir, Obama a dû mener de dures batailles politiques. On ne lui a pas fait de cadeau. Tout le contraire d’Hadja Lahbib qui se voit propulsée au premier plan par le seul fait du prince. Et quel prince !
Je ne connais pas assez Hadja Lahbib pour pouvoir apprécier ses motivations. Mais je crois suffisamment connaître politiquement Georges-Louis Bouchez pour imaginer les siennes. Il sait sans doute des choses que j’ignore sur le positionnement de la nouvelle ministre face à quelques nœuds de la politique internationale, comme le conflit israélo-palestinien, la consolidation de l’Otan ou le renforcement de Frontex, sujets sur lesquels, à ma connaissance, elle ne s’est jamais exprimée. Je doute que ce soient uniquement ses qualités de représentation qui ont motivé son choix. La promotion d’une Bruxelloise assumant sans fard ses origines arabo-musulmanes et ayant noué des liens avec le terrain associatif des quartiers populaires, c’est un beau coup pour un parti qui n’est pas connu pour ce genre d’affinités. Je suppose que GLB voudra, le moment venu, en faire un atout électoral. Mais j’ai du mal à imaginer qu’Hadja Lahbib, celle que le public connaît et aime et qu’on aurait plutôt vue, tant qu’à entrer en politique, dans le parti de Zakia Khattabi et de Rajae Maouane, puisse assumer la discrimination à l’égard des femmes qu’elle a filmées avec une tendresse infinie dans Patience, patience, t’iras au paradis, 2014. (En manchette.) Là, la ficelle est trop grosse et l’écart trop grand.
Avec toute ma sympathie pour Lahbib et mon antipathie pour Afschrift, toutes deux contribuent aujourd'hui au ravalement de façade du néolibéralisme.
Avec toute ma sympathie pour Lahbib et mon antipathie pour Afschrift, toutes deux contribuent aujourd'hui au ravalement de façade du néolibéralisme. Je ne peux que me réjouir que des partis assumés à droite comme le MR puissent se rallier au libéralisme culturel (bien que, sur le terrain de la diversité ethnoculturelle, il y a encore du travail). Mais cela n’a rien à voir avec la promotion d’une société plus juste. Les propagandistes, à gauche, d’une approche mécanique de la « convergence des luttes » devront revoir leur copie. Tant qu’elles restent « en silos » en s’ignorant, les « luttes » ne convergent pas, elles peuvent même se tourner le dos.
Cela signifierait-il, comme le plaide un Walter Benn-Michaels, que seules les luttes sociales labélisées méritent d’être prises en compte par la gauche tandis que les luttes contre les discriminations que subissent les femmes, les personnes racisées ou les LGBTQI+ seraient le faux-nez du libéralisme ? Mais non. Ces discriminations font partie intégrante de la question sociale et il en est de même pour les questions environnementales. En outre, de très nombreuses personnes se situent au carrefour de plusieurs discriminations et d'une identité de classe, comme l’établit l’analyse intersectionnelle, et on ne peut décréter de l’extérieur si l’une doit prendre le pas sur les autres et alors laquelle.
J’adhère à la thèse centrale de la philosophe américaine Nancy Fraser (ici présentée par Pierre Ansay) : la justice sociale implique à la fois des luttes de redistribution (salaires et allocations sociales) et des luttes de reconnaissance (contre les discriminations, pour l’égalité en dignité et en droit). Le lien entre les deux ne devrait jamais être rompu. À mettre en œuvre contre Typhanie et, je l’espère encore, avec Hadja.
[1] Lesbiennes, gays, bisexuels, trans, queers, intersexes, asexué·es et plus.