Drôle de question. La réponse semble pourtant évidente : oui, bien sûr, à quelques exceptions près, comme les Juifs éthiopiens. Depuis le Moyen-Âge, les Juifs ont d’abord été discriminés comme non-chrétiens (ou, ailleurs, comme non-musulmans) et, plus tard, comme non-Aryens. La couleur de leur peau n’y était pour rien.
Mais aujourd’hui, l’affaire se complique. Sur la scène européenne de la diversité ethnoculturelle, la binarité « Blancs versus non-Blancs » semble désormais s'imposer comme signifiant global. Ce n’est pas nouveau. Au Congo belge, c’était la règle. Toute une hiérarchie raciale était indexée sur le taux de mélanine dans la peau. L’évidence de la noirceur naturalisait la « race » à laquelle personne ne pouvait échapper. Pareil dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, qui avait introduit des catégories intermédiaires pour les métis et les Indiens. Pareil aux États-Unis où la différence noire se révèle irréductible en ne se diluant pas dans le melting pot égalitaire.
Mais cette évidence de la couleur ne s’applique ni aux Juifs ni aux Arabes, dont la peau est aussi blanche que celle des groupes ethniques européens majoritaires. Les Arabes n’ont pas la peau plus mate que les Grecs ou les Portugais, tandis que les Rifains et les Kabyles ont souvent la peau claire et les yeux verts. S’ils ont « l’air arabe », ça tient plus à une coupe de cheveux ou de barbe, à une manière de se vêtir, de s’exprimer et d’occuper l’espace public. Pour une bonne part d’entre eux, l’identité ethnoculturelle coïncide avec une identité de classe. De tels traits ne sont pas inscrits dans les gènes. C’est dans ce sens qu’on parle désormais des « races » non comme des faits de nature, mais comme des constructions sociales. Leur peau blanche n’a pas empêché les Irlandais catholiques d’être discriminés dans le passé par les Britanniques puis aux États-Unis il y a 150 ans, où ils ont fini par franchir la frontière qui les séparait des WASP (White Anglo-Saxons Protestants). Ce n’est qu’alors qu’ils sont devenus pleinement des « Blancs ».
Voilà pourquoi cet attribut ne devrait jamais être pris au pied de la lettre. « Blancs » est une métaphore. Au fil de multiples expériences historiques, ce terme est devenu l’autre nom du groupe ethnique majoritaire, celui qui est situé tout en haut de la pyramide raciale où sont hiérarchisées des différences circonstancielles que le racisme biologique a tenté de naturaliser.
••••••••••••••••••••
Lire aussi : L’heure des racisé·es (28 février 2021)
••••••••••••••••••••
C’est sans doute là que l’expérience sensible des Afro-descendants peut différer de celle d’autres minorités, au point de contester que les races soient de pures constructions sociales, dépourvues de tout substrat biologique [1]. L’importation mécanique en Europe du logiciel étatsunien, encore amplifiée après le meurtre de George Floyd, a introduit une certaine confusion dans la parole antiraciste. Ainsi, lors de la récente venue d’Angela Davis à Bruxelles où elle fut interrogée par la journaliste d’origine algérienne Safia Kessas, ce choix fut violemment contesté par un petit groupe de personnes noires estimant que le choix d’une « blanche » dans ce rôle aura représenté « un nouveau crachat au visage des militant·es noir·es ». La journaliste, pourtant issue du principal groupe de non-Blancs de Belgique, celui qui est en tête de toutes les statistiques en matière de discriminations, se voyait amalgamée au groupe des dominants du seul fait de son faible taux de mélanine [2].
Les Juifs dans l'entre-deux
Alors qu’ils avaient constitué pendant des siècles, en Europe mais aussi dans le monde musulman, la principale minorité discriminée, les choses ont changé pour les Juifs depuis la Libération. À la faveur de la décolonisation, de nouvelles minorités furent introduites dans nos sociétés dans des positions subalternes, prenant parfois la place des Juifs qui allaient désormais échapper aux discriminations structurelles. Pourtant, ceux-ci n’ont pas connu une trajectoire « à l’irlandaise ». Le racisme spécifique qui les vise, l’antisémitisme, est loin d'avoir disparu : si les Juifs ne sont presque plus jamais victimes de discriminations, si la plupart d’entre eux ont fini par s’élever dans la hiérarchie sociale en échappant à la condition ouvrière qui fut celle de leurs parents ou de leurs grands-parents, ils sont toujours l’objet de crimes de haine alimentés par des préjugés et des stéréotypes tenaces. Comme si, entre les « Blancs » et les « non-Blancs », ils occupaient une position intermédiaire instable. Mais eux-mêmes, où souhaitent-ils se situer ?
Les Juifs étant aussi divers que n’importe quel groupe ethnoculturel, on se limitera ici au discours perçu comme hégémonique en leur sein : celui du sionisme [3]. Même s’il a toujours existé un courant sioniste aspirant à fraterniser avec les peuples colonisés et notamment avec les Palestiniens dans le cadre d’un État binational judéo-arabe, le courant dominant a choisi l’autre voie : se faire adouber par le camp des puissances occidentales en intégrant sa logique coloniale. Ainsi, Theodor Herzl, le fondateur du mouvement sioniste, argumentait dans son livre-manifeste Der Judenstaat que l’État juif formerait le « rempart de l’Europe contre l’Asie, un avant-poste de la civilisation par opposition à la barbarie ». Y compris sous des gouvernements social-démocrates, l’État d’Israël s’est toujours situé sur le plan géopolitique dans le camp des colonialistes, comme en témoignent son intervention militaire contre la nationalisation du canal de Suez par Nasser en 1956 et sa connivence avec l’Afrique du Sud de l’apartheid.
Ironie de l’histoire, la dichotomie entre « Blancs » et « Noirs » s’est même transposée à l’intérieur de la population juive israélienne, en reprenant exactement les mêmes termes. Les Israéliens issus des pays arabes ont été méprisés en tant que schwartzes tandis que l’inconscient des Israéliens d’origine européenne (les ashkenazim) les a parfois incités à vouloir ressembler au stéréotype physique de leurs anciens bourreaux [4].
Je sais trop bien ce qui arrive aux chouchous de la maîtresse qui se font détester dans toutes les cours de récréation du monde.
L’identification à l’État d’Israël de ceux qui s’expriment au nom des Juifs de la diaspora les a poussés mécaniquement à rejoindre le camp des « Blancs » en tournant le dos aux « non-Blancs ». Alors que l’antisémitisme ne cesse de faire des victimes, ils n’ont nulle part cherché à se rapprocher des autres minorités en butte au racisme pour le combattre ensemble, quand ils ne les considéraient pas comme des concurrents, voire des adversaires. Ainsi, la coupole des associations juives flamandes, le Forum der Joodse Organisaties, a toujours refusé d’intégrer le Forum des minorités ethnoculturelles (aujourd’hui LEVL) qui rassemble tout ce que la Flandre compte d’associations issues de l’immigration. Le même Forum et le Comité de coordination des organisations juives de Belgique, son pendant francophone, ont décliné l’invitation d’Unia à participer à sa commission d’accompagnement « racisme » [5]. Ces associations sont aussi absentes de la coalition Napar [6].
Pour ma part, je me méfie de la sollicitude appuyée des autorités en faveur de la communauté juive. Je ne veux pas de militaires devant les lieux que je fréquente ni d’un coordinateur national «antisémitisme» s’il n’y a pas l’équivalent pour combattre l’islamophobie et la négrophobie. Je sais trop bien ce qui arrive aux chouchous de la maîtresse qui se font détester dans toutes les cours de récréation du monde. En tant que Juif, dans le sens métaphorique de la couleur retenu ici et tant qu'il existe une hiérarchie raciale de fait, je ne me considère pas comme un Blanc et ne veux pas être considéré comme tel. Cela ferait de moi un « wokiste » ? À votre guise. À l’occasion, vous m’expliquerez ce que ça veut dire.
[1] C’est notamment le point de vue de Norman Ajari, La dignité ou la mort, pour qui il existe une « essence noire ».
[2] Il faut préciser que cette démarche, très minoritaire, fut contredite par le Collectif Mémoire coloniale et lutte contre les discriminations, sans doute l’association afrodescendante la plus représentative en Belgique francophone, pour qui « lutter contre le racisme anti-Noir ne nécessite pas d’ostraciser nous-mêmes systématiquement les humains sur base de leur phénotype, mais de déconstruire justement le colorisme, cette catégorisation en fonction de la couleur de peau, que le capitalisme raciste a érigé en système de gradation de l’Humanité et que nous subissons ».
[3] Dans le sens contemporain de « centralité israélienne ». Aujourd’hui, il n’est plus nécessaire d’émigrer en Israël pour se revendiquer du sionisme. Il suffit de considérer l’État d’Israël comme le centre de toute vie juive et de s’en faire l’avocat systématique.
[4] En témoigne ce dialogue terrible rapporté par le journaliste Marc Hillel (Israël en danger de paix, Fayard, 1969) : –Merveilleux ! Formidable ! Votre fils n’a pas du tout l’air d’un Juif ! –Et votre fille, alors !… Regardez-moi ce petit nez, ces yeux bleus, ces cheveux blonds ! –Ah, ces gosses israéliens ! De vrais goym !
[5] En revanche, le Consistoire israélite est régulièrement représenté.
[6] Où se retrouvent deux associations juives qui ne partagent pas cet ostracisme, l’Union des progressistes juifs de Belgique et Een Andere Joodse Stem.