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Antisémitisme : le meilleur des antidotes

Henri Goldman

· BELGIQUE,MONDE

« Lors de chaque guerre au Moyen-Orient, l’antisémitisme explose un peu partout et s’expriment des discours empreints de racisme et de rejet à l’égard des Juifs qu’on a tendance à confondre avec les gouvernements israéliens. » Ce constat est ici repris d’une infolettre récente de SImone Susskind, l’infatigable militante juive du dialogue israélo-palestinien.

Cette confusion est en effet générale. C’est une constante malheureuse dans l’Histoire : trop souvent, une proximité culturelle ou ethnique se transforme en culpabilité collective. C'est ainsi qu'en 1943, plus de 100.000 Japonais, dont beaucoup de nationalité américaine, installés en Californie depuis le XIXe siècle, furent internés après l'attaque contre Pearl Harbor, comme si chacun d'entre eux en était complice par définition. Souvenons-nous aussi qu'après le 11 septembre 2001, les musulmans européens furent lourdement priés de se démarquer sans équivoque de ce crime (et des suivants) pour échapper à la présomption de complicité, et cette suspicion les poursuit toujours..

Est-ce un mécanisme de ce type qui serait à l'œuvre aujourd'hui contre les Juifs, tous coupables par assimilation des crimes commis par Israël à Gaza (risques avérés de génocide) ou ailleurs en Palestine (violence coloniale, apartheid) ? Il y a pourtant une grande différence. Dans le monde occidental, la réprobation de l'islamisme radical est partagée à la fois par les autorités et par l'opinion publique. Mais celles-ci cessent d'être en phase face à Israël et à la question palestinienne. Les massacres de Gaza n’ont rien changé aux relations privilégiées que l’Union européenne entretient avec le gouvernement israélien, mais cette proximité n'est pas partagée dans une part croissante de notre opinion publique chez qui la réprobation qui monte à l’égard de ces crimes débouche parfois, selon de nombreux témoignages, sur des manifestations d’antisémitisme [1].

Les massacres de Gaza n’ont rien changé aux relations privilégiées que l’Union européenne entretient avec le gouvernement israélien.

Et, au cœur de cette opinion publique, on trouve la jeunesse d’origine marocaine et, plus largement, la population issue de l'immigration postcoloniale [2]. Elle s’était manifestée massivement pour la première fois le 11 janvier 2009 dans les rues de Bruxelles au moment de l’opération Plomb durci, soit la première opération israélienne d’ampleur contre Gaza. Depuis ce jour, on ne peut plus ignorer à quel point cette jeunesse se sent en phase avec ce que vivent ses frères et sœurs de Palestine. Son approche est celle du « Sud global » [3] : d'une part, les peuples du Sud n'ont aucune culpabilité à expier en relation avec la Shoah – ce génocide commis par des Européens sur le sol européen –, d'autre part, ils considèrent naturellement la question palestinienne comme une des dernières questions coloniales non résolues. C’est pourquoi, dans sa lettre, Simone Susskind suggère : « Nous devons renforcer le dialogue avec notre jeunesse, en particulier, les jeunes d’origine musulmane, qui n’ont aucune idée de qu’est un Juif ». Ce n’est pas tout à fait exact : une idée, ils en ont une. À leurs yeux, entre un Juif et un Israélien, il n’y a pas lieu d’établir de distinction.

Ils ont tort, sans aucun doute. Mais, cette distinction, comment la feraient-ils ? Tout ce qu’ils voient, tout ce qu’ils entendent renforce cette identification. Face aux crimes d’Al Qaida ou de Daesh commis aussi en leur nom, toutes les autorités morales musulmanes du monde occidental avaient pris leurs distances et on ne s’est pas privé de les dénoncer si elles ne le faisaient pas avec assez de conviction. Mais, entre Israël et les communautés juives du reste du monde, c’est exactement l’inverse qui se passe :

  • Non seulement l’État d’Israël prétend agir au nom de tous les Juifs, mais les principaux responsables communautaires juifs de Belgique [4] sont d’accord avec cette prétention. Ils font bloc autour de l’État d’Israël qui se définit, selon sa loi fondamentale, comme l’État-nation du peuple juif dont il constitue le centre. Ce qui vise l’un vise forcément l’autre.
  • Les mêmes responsables communautaires répercutent sans le moindre bémol le narratif israélien sur les événements de Gaza : c’est le Hamas qui a commencé le 7 octobre et il est le seul responsable de tout ce qui s’en est suivi, tandis qu’Israël ne fait que se défendre.
  • Les mêmes responsables communautaires accréditent le nouvel axe de défense de la propagande israélienne qui revient à faire passer toute critique un peu vigoureuse d’israël pour de l’antisémitisme afin de détourner l’attention des crimes commis à Gaza. Et comme cette critique enfle chaque jour un peu plus et ce dans le monde entier, c’est bien la preuve que l’antisémitisme explose partout.

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Lire aussi : Antisémitisme et rejet d'Israël (14 octobre 2021)

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  • Quant aux mondes médiatique et politique qui alimentent la confusion, pourquoi feraient-ils une distinction à partir du moment où ils sont confrontés à un « bloc israélo-juif » indifférencié ?

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Lire aussi : Combattre le feu avec le pyromane ? (26 janvier 2023)

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Double discours

Si on veut déconstruire ces « discours empreints de racisme et de rejet à l’égard des Juifs qu’on a tendance à confondre avec les gouvernements israéliens », il faudra bien que tout le monde s’y mette. Y compris du côté juif. On ne peut pas simultanément affirmer qu’on est de façon indéfectible et en toute circonstance du côté d’Israël et s’estimer complètement innocent des massacres que cet État commet aux yeux du monde. Bien sûr, rien ne justifie l’antisémitisme qui cible des personnes simplement parce qu’elles sont juives et non pour les idées qu’elles professent et qu’on a parfaitement le droit de critiquer. Mais attention à ne pas alimenter ces dérapages en tenant en permanence un double discours. C’est difficile de se faire passer pour des victimes quand on se tient fermement aux côtés des bourreaux.

C’est pourquoi l’existence d’un large faisceau de voix juives qui, dans le monde entier – y compris sur les campus des États-Unis –, prennent leurs distances vis-à-vis de ces crimes commis en leur nom est tellement importante. Pourquoi c’est de très loin le meilleur des antidotes à l’antisémitisme contemporain qui menace notre « vivre ensemble ». Et pourquoi il est important de leur donner l’écho qu’elles méritent.

[1] Sans remettre aucun de ces témoignages en cause qui témoignent à l'évidence d'un sentiment d'insécurité en croissance vertigineuse, je dois bien avouer que cette « explosion d’antisémitisme » ne m’apparaît pas si évidente que ça. Si je vois bien se développer depuis le 7 octobre un « antisémitisme d’atmosphère », notamment à la faveur de l’impunité garantie par les réseaux sociaux, je ne vois rien de semblable à la vague d’attentats qu’on a connu dans les décennies précédentes (Hyper Cacher de Vincennes, musée juif de Bruxelles, école Ozar Hatorah de Toulouse, assassinats d’Ilan Halimi, de Mireille Knoll…) alors que, à suivre la fanfare médiatique française qui glose à n’en plus finir sur quelques propos malheureux de Jean-Luc Mélenchon, ce qu’on vit depuis le 7 octobre serait pire. L’opération est cousue de fil blanc et, après qu’une opération similaire ait eu la peau de Jeremy Corbyn au Royaume-Uni, on ne voit que trop d’où elle vient et qui elle sert.

[2] Mais pas seulement. La réprobation d'Israël monte aussi dans la population « belgo-belge », surtout chez les plus jeunes moins marqués par la culpabilité de la Shoah. Par ailleurs, les Européens « de souche » sont probablement toujours majoritaires dans l'antisémitisme contemporain, notamment du côté d'une extrême droite qui s'assume de plus en plus. Le paradoxe, c'est que celle-ci compte désormais parmi les plus fervents supporters de l'État juif et de son gouvernement actuel. Mais ce n'est pas le sujet de ce billet,

[3] « Sud global » : nouvelle expression à la mode pour remplacer le Tiers-Monde. J'y vois toutefois un intérêt : le « Sud global » peut englober le Sud qui est plus en plus présent au cœur du Nord.

[4] Notamment ceux qui sont à la tête des deux coupoles, le Comité de coordination des organisations juives de Belgique (francophone) et le Forum der Joodse Organisaties (flamand) qui se mobilisent dès qu'on touche aux intérêts israéliens. Il faut ajouter deux personnalités politiques juives, tout à fait honorables par ailleurs (VivianeTeitelbaum, MR, et Michaël Freilich, N-VA), bien en cour dans leurs partis respectifs. Le fait que, jamais, un tel alignement n'eut été toléré à l'égard de la Russie poutinienne est un bon symptôme de la coupure Nord-Sud au cœur de notre société.