Le 23 mars 2019 fut promulgué en Belgique un nouveau code des sociétés et des associations assimilant ces dernières aux sociétés commerciales. Une contre-révolution ? Plutôt l'issue d'un long processus au fil duquel le potentiel émancipateur du monde associatif s'était lentement émoussé. Enfin d'un certain monde associatif, celui qui s'est fédéré dans le Collectif21 et qui s'est engagé dans une réflexion refondatrice. En est sorti un ouvrage collectif touffu, coordonné par Mathieu Bietlot, Manon Legrand et Pierre Smet, auquel une brève introduction de cadrage m'a été demandée. La voici.
En 1819, le philosophe libéral Benjamin Constant formula la distinction classique entre la liberté des Anciens et la liberté des Modernes, qui dessinent les contours de deux conceptions de la démocratie. Dans la première, les citoyens se réunissaient pour délibérer des affaires publiques et prendre des décisions qu’ils s’appliquaient à eux-mêmes. Ce modèle, dont le prototype fut la démocratie athénienne, dépendait de nombreuses conditions pratiques. Il fallait d’abord que ces citoyens ne soient pas trop nombreux pour pouvoir se réunir physiquement sur l’Agora. Justement : à Athènes, les femmes, les esclaves et les étrangers n’étaient pas comptés au nombre des citoyens. Ensuite, pendant que ceux-ci délibéraient des heures durant des grands sujets, il fallait du monde pour faire tourner l’économie domestique. L’existence de la domesticité privée, composée des exclus de la citoyenneté, était la condition de leur liberté.
Renversement total avec la liberté des Modernes. Pour Constant qui en faisait la promotion, ceux-ci tiennent avant tout à préserver leur liberté individuelle de l’intrusion du collectif. Et comme leur temps et leur énergie seront consacrés à l’exercice de cette liberté, ils délègueront à un corps séparé payé pour ce faire la gestion du collectif, en réduisant celui-ci au strict minimum. La démocratie libérale chimiquement pure réduit le moment démocratique à l’élection, soit la circonstance où les citoyens désignent leurs mandataires à intervalles réguliers avant de retourner vaquer à leurs affaires privées.
Entre une sphère politique réduite au minimum et la sphère individuelle, il y avait la société.
La bourgeoisie prospère du XIXe siècle ne pouvait qu’applaudir à cette forme de démocratie subsidiaire qui garantissait la liberté du renard libre dans le poulailler libre. Mais entre une sphère politique réduite au minimum et la sphère individuelle, il y avait la société. Celle-ci se structura petit à petit en s’appuyant sur la liberté d’association, un des nouveaux droits conquis par la démocratie libérale. Des associations de toute nature vinrent combler les besoins sociaux que l’État ne prenait pas en charge tout en stimulant les solidarités entre les personnes qui partageaient la même condition sociale, qu’il s’agisse des élites ou des classes populaires. En Belgique, pour encadrer ces dernières, deux puissants mouvements sociaux se firent concurrence : la social-démocratie et la démocratie chrétienne. La première entendait assurer l’émancipation de la classe ouvrière en l’organisant par en bas. La seconde visait à canaliser les aspirations du peuple pour qu’elles ne remettent pas en cause l’ordre établi. Mais, au fil du temps, la démocratie chrétienne, sous la pression de sa base, finit par déborder de son cadre initial. Il y a un monde entre le vieux paternalisme des fabriques d’église et le dynamisme de certaines centrales syndicales de la CSC qui parfois tournent même leurs équivalents de la FGTB sur leur gauche.
Le « middenveld »
Ainsi se développa en Belgique une « société civile » à visée émancipatrice, qu’on appelle très heureusement en néerlandais le middenveld (« champ intermédiaire ») pour désigner ce champ, particulièrement large dans ce pays, qui occupe l’espace entre, d’une part, un État géré par des professionnels de l’administration et de la politique et, d’autre part, les individus que les philosophes libéraux postulaient uniquement préoccupés par la réalisation de leurs aspirations égoïstes. Ce middenveld fut historiquement structuré par deux « piliers » issus des deux grands mouvements sociaux tentaculaires, dont on a dit longtemps qu’ils étaient capables d’encadrer la population « de la naissance à la mort » à travers la santé et l’école, mais aussi les mouvements de jeunes, des familles et des aînés, les activités culturelles et sportives, les assurances et les coopératives et, évidemment, l’affiliation syndicale et mutuelliste. À travers la loi du 27 juin 1921, les associations ainsi constituées prendront la forme d’ASBL protégeant le patrimoine des militants bénévoles.
Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le middenveld fut autosuffisant et autofinancé par ses protagonistes ainsi que, pour les associations d’obédience catholique, quelques charitables mécènes plus ou moins intéressés. Mais, à la Libération, tout changea. La période de prospérité qui s’ouvrit alors sous le nom des Trente Glorieuses fut inaugurée par le Pacte social de décembre 1944 qui mettra sur pied une sécurité sociale des travailleurs salariés largement financée par l’État. Au cours de cette période exceptionnelle, il fut possible de financer de nouvelles demandes sociales qui s’exprimaient dans des domaines jusqu’alors délaissés, faute de moyens, par l’action publique : éducation permanente et alphabétisation, décentralisation culturelle, accueil des migrants, coopération nord-sud, animation locale, accompagnement scolaire… Mais au lieu d’élargir le périmètre de l’action publique mise en œuvre par des fonctionnaires statutaires, les forces politiques dominantes – les socialistes et les sociaux-chrétiens – optèrent pour un autre modèle : l’État passe contrat avec les associations du middenveld qui avaient acquis une véritable expertise. Celles-ci seront désormais financées et professionnalisées en échange de la fourniture d’un service public délégué. Ainsi, les organisations syndicales seront rétribuées pour gérer les allocations de chômage de leurs affiliés, l’État ne se réservant qu’une fonction résiduaire pour les non-syndiqués.
Le compromis social-démocrate
La Belgique a poussé ce modèle à un point qui n’a pas d’équivalent en Europe. Cette formule était particulièrement adaptée au système politique « consociatif » belge cogéré par deux ou trois « piliers » [1] fédérant la plupart des associations subventionnées qui se partageaient ainsi la mise en œuvre de nombreuses missions d’intérêt public comme on se partage des parts de marché. Cette technique aboutit à la stratification d’un genre de « militantisme d’État [2] » selon une mécanique à travers laquelle deux partenaires, l’État et la société, se tiennent chacun par la barbichette. Dans ce modèle, le middenveld se retrouve tiraillé entre deux fonctions contradictoires : celui de contre-pouvoir critique et celui de supplétif du pouvoir. Chaque manifestation de la première fonction met en péril la seconde : les subventions dont les associations ont besoin pour fonctionner et, surtout, pour payer les salaires de leurs militants-travailleurs les obligent à se maintenir en permanence sur une ligne de crête pour survivre tout en restant fidèle à leur engagement de départ. Le financement « à la carte » via des appels à projets a renforcé cette dépendance qui fut juste supportable quand existait une forte connivence idéologique avec les pouvoirs subsidiants. Mais il ne fallait sans doute pas trop faire la fine bouche : cette autolimitation était la condition pour peser de l’intérieur sur les politiques publiques et obtenir des résultats qu’une fonction purement tribunitienne « à la PTB » n’aurait jamais pu atteindre.
Le modèle belge d’une société civile largement subventionnée est bien constitutif du compromis social-démocrate.
S’il a pu frustrer de nombreux militants associatifs, le modèle belge d’une société civile largement subventionnée est bien constitutif du compromis social-démocrate. Ce compromis n’est pas sans mérite, puisqu’il a su longtemps assurer le financement correct des missions d’intérêt général que cette société civile prenait en charge. À la fin des Trente Glorieuses, le recours à l’endettement a prolongé ce compromis et évité que le tissu social ne se déchire complètement sous les effets de la crise économique. Mais, à terme, ce modèle était condamné, l’hégémonie néolibérale n’ayant aucune raison de s’accommoder d’un tel compromis.
Le grand écart nord-sud
Mais là, il faut noter une différence sensible entre la Flandre et la Belgique francophone. En Flandre, l’État CVP, pourtant apparemment bien campé sur son pilier, s’est effondré. Le gouvernement flamand, sous direction N-VA, n’est plus prêt à composer avec un middenveld où le parti de Bart De Wever ne dispose d’aucun relais. Le chantage aux subsides a pris des proportions insupportables, réduisant au silence des acteurs trop turbulents – comme Vluchtelingenwerk Vlaanderen, l’équivalent flamand du Ciré avec lequel le front commun fédéral sur les questions d’asile s’est rompu – et menaçant d’autres de les priver de leur financement structurel – comme le Minderhedenforum, la coupole des minorités ethnoculturelles. En revanche, en Wallonie et à Bruxelles, le pilier socialiste, en binôme avec un pilier « chrétien » radicalisé et pluralisé qui complète le dispositif, résiste toujours, notamment via la bulle de l’éducation permanente [3]. Mais il est travaillé par de fortes tensions. Les partis historiques, PS et CDH, ne font plus la loi dans leur ancienne aire d’influence. L’émergence du PTB et d’Ecolo complexifie les rapports entre la société politique et la société civile. Dans de nombreux domaines, la société civile s’est d’ailleurs complètement émancipée du vieux système des piliers.
Le néolibéralisme n’est pas le seul responsable des difficultés rencontrées aujourd’hui par la sphère associative. Formellement, celle-ci ne se réduit pas au Coquelicot désigné en 2019 comme partenaire associatif lors de la recherche d’une majorité wallonne sans le MR. Pendant les Trente Glorieuses, la forme juridique de l’ASBL, dont la fonction était de sécuriser le patrimoine personnel de ses protagonistes, fut adoptée par une myriade de structures récréatives sans aucune visée émancipatrice. Pire : elle a été squattée « par en haut » par la sphère politique comme cadre juridique pour y loger certaines activités qui échappaient dès lors au contrôle démocratique. Ainsi, les communes se sont dotées d’une myriade d’ASBL satellites permettant accessoirement à des mandataires de contourner les règles du cumul. On n’a pas oublié le Samusocial.
Pour les associations, anciennes et nouvelles, qui conçoivent leur fonction comme un travail de la société sur elle-même, le temps n’est-il pas venu de repartir d’une page blanche ?
Fin de partie : la loi du 23 mars 2019 assujettit désormais les ASBL au code des sociétés, en abolissant la loi fondatrice de 1921. La singularité des ASBL, qui n’était déjà plus qu’une fiction, est juridiquement abolie. Tous comptes faits, ce n’est peut-être pas plus mal : l’engagement associatif en était arrivé à un point où il devait de toute façon se redéfinir. La fameuse « crise de la démocratie » n’a pas épargné le middenveld. Pour les associations, anciennes et nouvelles, qui conçoivent leur fonction comme un travail de la société sur elle-même en poursuivant des objectifs de justice et d’égalité, le temps n’est-il pas venu de repartir d’une page blanche ?
[1] À côté des deux piliers complets, il existe un embryon de pilier libéral. Troisième famille politique traditionnelle, les libéraux n’ont jamais été intéressés à encadrer les couches populaires, à la fois par idéologie et par atavisme de classe. Mais dans certains secteurs limités, ils ont su profiter des opportunités qu’offrait le cadre de l’associatif subsidié. Quant au syndicat libéral, il n’existe que dans certaines professions et dans certaines régions.
[2] Voir mon article « Un militantisme d’État », Politique n° 89, mars-avril 2015.
[3] Cette résistance est sans doute une des deux raisons qui expliquent l’absence exceptionnelle d’une extrême droite significative en Wallonie et à Bruxelles, l’autre étant l’inexistence de toute mythologie nationale sur laquelle un récit suprémaciste pourrait s’appuyer.