Distraitement d’abord, puis de plus en plus ahuri, j’écoute à la radio ce que disent ces jeunes après un exposé didactique sur la guerre de 14-18. Oui, ils sont prêts à mourir pour la Patrie. Oui, si on le leur demandait, ils sacrifieraient leur vie au combat. Ils le répétaient comme des bons élèves voulant donner d’eux une image dont leurs parents et leurs professeurs pourraient être fiers, à rebours de l’insouciance irresponsable dont on crédite la jeunesse. Je me revoyais la veille du 11 novembre dans le préau de mon lycée : « Noble Belgique, mère chérie, nous le jurons tous tu vivras… »
Jaurès…
14-18. La Belgique est attaquée, elle se défend. Contre les Boches qui ont violé sa neutralité. On n’a plus le choix : il faut les tuer avant qu’ils ne nous tuent. C’était ça, la « Grande Guerre » ? Les méchants Boches contre les peuples pacifiques ? Fadaises. Dans la tension qui monte alors en Europe depuis des années, notamment dans les Balkans, aucune des puissances européennes n’est innocente. Toutes ont versé de l’huile sur le feu, toutes sont en concurrence féroce dans l’édification de leurs empires coloniaux. Face à la menace que des milliers de prolétaires en uniforme aillent s’entretuer pour engraisser les marchands de canon, l’Internationale socialiste s’est alors dressée. Elle doit empêcher cette boucherie et prendre le chant de l’Internationale au mot : « Paix entre nous, mort au tyrans. Appliquons la grève aux armées. Crosse en l’air et rompons les rangs ». À son Congrès de Bâle (1912), elle « demande aux travailleurs de tous les pays d’opposer à l’impérialisme capitaliste la force de la solidarité internationale du prolétariat. » Le 25 juillet 1914, trois jours avant d’être assassiné, Jean Jaurès espère encore : « Il n’y a plus (…) qu’une chance pour le maintien de la paix et le salut de la civilisation, c’est que le prolétariat rassemble toutes ses forces qui comptent un grand nombre de frères, Français, Anglais, Allemands, Italiens, Russes et que nous demandions à ces milliers d’hommes de s’unir pour que le battement unanime de leurs cœurs écarte l’horrible cauchemar. »
Au terme de quatre années de boucherie, les vaincus seront punis et humiliés, et cette humiliation sera le terreau du nazisme.
Suite connue. La surenchère patriotique emportera tout. En août 1914, dans une remarquable symétrie, les socialistes français et allemands voteront les crédits de guerre, contre Jaurès, contre Rosa Luxemburg, faisant passer l’unité nationale avant l’unité des travailleurs. Un an plus tard, les minorités pacifistes des divers pays belligérants se retrouveront dans le village suisse de Zimmerwald. Une déclaration franco-allemande sera rédigée qui proclame : « Après un an de massacre, le caractère nettement impérialiste de la guerre s’est de plus en plus affirmé ; c’est la preuve qu’elle a ses causes dans la politique impérialiste et coloniale de tous les gouvernements, qui resteront responsables du déchaînement de ce carnage. » Objectif : « Entreprendre cette lutte pour la paix, pour la paix sans annexions ni indemnités de guerre. Mais une telle paix n’est possible qu’à condition de condamner toute pensée de violation des droits et des libertés des peuples. » Au terme de quatre années de boucherie, les vaincus seront punis et humiliés, et cette humiliation sera le terreau du nazisme.
Vieilleries. La rhétorique des pacifistes de l’époque sonne aussi rétro que les rodomontades patriotiques. Pourtant, sous une forme soft, on essaie toujours de nous revendre la même salade de la mobilisation générale contre l’ennemi. Cette fois-ci, au nom de l’intérêt national, c’est dans la course à la compétitivité que « nous » devrions nous engager au prix de tous les sacrifices. La différence, depuis que le capital financier s’est substitué au capital industriel, c’est que ce sont les mêmes conseils d’administration parfaitement cosmopolites qui tirent simultanément les ficelles dans tous les pays. Les stratégies pour augmenter la rentabilité du capital sont parfaitement coordonnées. Les compromis passés pays par pays et en ordre dispersé par les forces de gauche avec les pouvoirs économiques et financiers et les partis qui les représentent ont de plus en plus des allures d’août 1914.