Ce vendredi 11 novembre, 1000 personnes tirées au sort, issues de toute la Belgique, débattront de tout ce qui coince dans notre société. Ce sera le moment fort d’une initiative baptisée G1000 [1], lancée par l’écrivain flamand David Van Reybrouck. Celui-ci a rassemblé autour de lui une équipe bilingue de personnes qui partagent le même diagnostic d’une démocratie qui ne fonctionne plus. Parmi ces personnes, de très nombreux amis, que je sais parfaitement désintéressés. Aucun plan de carrière ne se joue là. Ajoutons que l’entreprise ne dispose d’aucun sponsoring visible et qu’aucun courant significatif de la société belge ne peut s’en réclamer. Si on se demande « pour qui roule le G1000 » afin de pouvoir le discréditer, on ne trouvera pas de réponse. Il ne s’agit pas non plus d’une énième manifestation d’éruption émotionnelle antipolitique. Un Opni (object politique non indentifié), en quelque sorte. Rien que pour cette injection de fraîcheur dans une scène médiatico-politique complètement ossifiée – il n’y a qu’a écouter les « Mises au point » et autres « Controverses » où des invités récurrents viennent répéter en boucle leurs répliques dans une pièce que tout le monde connaît par cœur –, toute notre gratitude devrait leur être acquise.
Revitaliser la démocratie
Sous le titre « Le G1000 veut revitaliser la démocratie », Le Soir de ce weekend présente l’initiative avec la sympathie qu’elle mérite. En contrepoint, 4 avis. Deux pour, deux contre. Dont le mien. Rien à redire à la retranscription faite par Olivier Mouton de notre échange téléphonique. Sauf qu’elle est évidemment très elliptique – c’est la loi du genre – et que je n’étais pas très sûr de souhaiter m’exprimer avant le grand happening du vendredi 11. Si l’opération donne des résultats auxquels je ne m’attends pas, j’en serais ravi. La dernière phrase de mes propos (« Je ne crois pas une seconde que le G1000 va apporter des solutions novatrices ») dépasse ma pensée qui n’est pas aussi assurée. Et je ne voudrais sûrement pas donner l’impression de faire partie de l’insupportable corporation des donneurs de leçon qui est souvent la même que celle des détenteurs de privilèges.
L’espace de ce blog est trop restreint pour détailler complètement mes objections. Je vais donc me limiter à mentionner les trois principales, en y mettant la nuance nécessaire.
1. La négation du conflit. Le G1000 laisse entendre que des citoyens de bonne volonté qui n’ont pas d’intérêt personnel à défendre (contrairement aux personnalités politiques qui doivent se faire réélire) peuvent, une fois correctement informés, dégager des solutions qui feraient consensus là où le monde politique s’est révélé impuissant. Je partage cette intuition pour des problèmes qui ont été artificiellement gonflés, comme les problèmes communautaires dont l’effet de brouillage des enjeux est effectivement un désastre démocratique. Mais les principaux dissensus qui traversent la société me semblent d’une autre nature. Ils sont révélateurs de conflits profonds, c’est-à-dire d’une opposition entre des intérêts divergents. Pour les aborder, le bon sens ne suffit pas. Ces conflits doivent évidemment se résoudre, par la victoire des uns ou des autres ou par le compromis. Mais il me semble qu’il faut reconnaître dans ce cas la légitimité des engagements collectifs : l’individu ne peut peser qu’à travers son groupe social.
2. La question de l’échelle. Avant de resserrer son objet sur un nombre limité de sujets, le G1000 en a listé des centaines, de toute nature. Or certains de ces sujets renvoient à des questions macro qui sont hors de portée du politique – ce qui est d’ailleurs un autre symptôme de la crise de la démocratie. D’autres sont la chasse gardée de la concertation sociale. Un système qui n’est sûrement pas sans reproche et qui s’est lui-même complètement bureaucratisé avec le temps. Mais ce système me semble toujours plus légitime que n’importe quel autre s’il s’agit, par exemple, de toucher à la sécurité sociale.
Et c’est là que le bât blesse : qui établit les faits ? Et qui choisit les experts ? Ceux-ci sont-ils au-dessus de la mêlée ?
3. L’expertise. C’est un des nœuds du débat démocratique. La complexité des choses sert d’argument pour discréditer la parole des citoyens « de base ». L’expérience récente démontre pourtant que la prétendue expertise de certains, monnayée souvent à prix d’or, conduit plus sûrement à la catastrophe que l’incompétence supposée des autres ne pourrait le faire. Donc, rien à redire au fait de confier à des « gens ordinaires » le pilotage d’une réflexion. Certaines expériences qui ont inspiré le G1000 montrent à quel point cela peut être fécond pour dénouer des situations bloquées. Il reste que ces personnes doivent avoir des experts à leur disposition pour éclairer leur jugement par une bonne connaissance des faits établis. Et c’est là que le bât blesse : qui établit les faits ? Et qui choisit les experts ? Ceux-ci sont-ils au-dessus de la mêlée ? En économie comme dans les questions migratoires ou énergétiques (et bien d’autres), les conflits entre experts ne sont que les reflets bien naturels de conflits d’intérêts. Par exemple, si vous faites appel à l’expertise de Mateo Alaluf ou à celle d’Etienne de Callataÿ pour vous aider à réfléchir à l’indexation des salaires, vous ne serez pas éclairés de même façon.
Ces remarques ne constituent pas une attaque en règle contre le G1000, dont j’espère vraiment qu’il me surprendra et qui m’intéresse au plus haut point comme forme inédite d’animation démocratique. S’il peut réveiller l’atonie des citoyens, inciter les médias à faire preuve de plus de créativité, secouer le cocotier des sentiers battus et rebattus de la politique politicienne, redonner le goût des débats citoyens décentralisés et, particularité francophone, nous déscotcher de la scène parisienne qui nous dépossède de nos responsabilités intellectuelles, le G1000 aura déjà eu bien du mérite.
Bref, ce n’est qu’un début, continuons le débat.