Revenir au site

Ce que l'émancipation veut dire

Henri Goldman

· PARTOUT

Dans un entretien publié dans L'Écho (17 juillet 2020), la porte-parole de Collectif Laïcité Yallah interpellait ainsi les autorités publiques : «Pourquoi cette hésitation à défendre la liberté, l’égalité, l’émancipation ?». Trois belles notions qui ressemblent de plus en plus à une auberge espagnole, puisqu'en leur nom, on peut très bien défendre des points de vue diamétralement opposés, comme en ce moment sur les questions de laïcité. De ces trois notions, l'émancipation est sans doute la plus mystérieuse. Cette grande idée, qui a ses lettres de noblesse, est définie par Le Robert en ligne comme «l'action d’affranchir ou de s’affranchir d’une autorité, de servitudes ou de préjugés». 

Une définition qui recèle une ambiguité que ce billet va tenter de dissiper en proposant trois critères qui débouchent sur trois questions, à appliquer en situation afin de vérifier si c’est à bon droit que l’émancipation est évoquée. 

1| Le sujet de l’émancipation

«L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes» (Karl Marx, adresse inaugurale à l’Association internationale des travailleurs, 1864).

«Ne me libère pas, je m’en charge» (aphorisme féministe)

«Ce qui est fait pour nous sans nous est fait contre nous» (aphorisme attribué à Nelson Mandela)

C’est presque l’essentiel : l’émancipation comme processus est aussi importante que l’émancipation comme résultat. Elle la précède et l’anticipe. Le verbe «s’émanciper» ne fait vraiment sens que sous sa forme pronominale. Pourtant, la forme transitive existe. On peut émanciper un mineur en le décrétant majeur avant l’âge légal. Ou un esclave qu’on affranchit. Ils sont ainsi mis en position d’autonomie formelle. Mais, en règle générale, une «émancipation» octroyée n’est qu’un nouvel acte de domination qui se marque dans les conditions qui l’accompagnent. Conditions matérielles : les peuples coloniaux à qui l’indépendance a été accordée plutôt que conquise doivent le plus souvent concéder des clauses économiques, politiques ou stratégiques qui perpétuent la domination coloniale sous d’autres formes. Conditions symboliques : le «libérateur» gomme d’un seul coup ses crimes passés et se pose en bienfaiteur qui gardera l'ascendant sur ses obligés. 

Une émancipation réelle est un acte de rupture et celle-ci doit être acquise la tête haute avant que le sujet puisse établir de nouveaux rapports avec l’ancienne partie dominante sous une forme plus égalitaire. Est-on bien dans ce cas de figure ?

2| L’objet de l’émancipation

S’émanciper, c’est s’affranchir d’une domination. Celle-ci peut être de classe ou de genre, raciale ou coloniale, macro (au niveau d’un groupe social, voire d’un peuple entier) ou micro (concernant une collectivité restreinte, voire un individu). Mais il y a toujours intérêt à bien définir cette domination ainsi que celles et ceux qui en sont les bénéficiaires et les agents, pour éviter les erreurs d’aiguillage.

C’est d’autant plus nécessaire quand on est en présence de «dominations croisées». Par exemple, les travailleuses musulmanes sont discriminées/dominées comme travailleuses, comme femmes et comme musulmanes. Selon ces trois axes, elles sont englobées dans des ensembles plus larges, au coude à coude avec des personnes qui, par ailleurs, peuvent être des agents de leur domination sur un autre terrain. Cette situation brouille les perceptions binaires. Ainsi, on affirme couramment que les femmes musulmanes qui portent le foulard seraient dominées par les hommes de leur propre communauté – pourtant victimes comme elles de l'islamophobie – qui les obligeraient à le porter contre leur gré. Mais d'autres affirment aussi qu’elles subiraient une domination de nature coloniale du fait de la société – pourtant très pointilleuse sur le droit des femmes – qui les obligerait à le retirer contre leur gré. Comment trancher entre ces affirmations contradictoires ? En écoutant les personnes concernées et en s’interdisant de parler à leur place. Même si on ne peut jamais exclure qu’une parole ne soit libre qu’en apparence et qu’elle soit la résultante de pressions intériorisées… comme tous les comportements humains sans aucune exception. Cette démarche d’éclaircissement a-t-elle été conduite à son terme et avec les nuances nécessaires ?

3| La parole de l’émancipation

Même dans sa déclinaison «micro», l’émancipation est un processus politique. Elle demande une stratégie (étapes, objectifs, moyens d’action) et des alliances. Celles-ci ne découlent pas spontanément du bien-fondé de la cause revendiquée dont la justesse ne garantit nullement l’issue. Les cimetières de l’histoire sont remplis de justes causes qui furent finalement vaincues. 

Dans le monde actuel globalisé, la question de la médiatisation est capitale. Celle-ci mobilise des ressources que les groupes concernés ne maîtrisent pas d’emblée. Ce n’est pas nouveau – il a toujours fallu le concours d’intellectuels pour mettre en forme et théoriser les luttes populaires – mais ce phénomène est aujourd’hui décuplé par la puissance des caisses de résonance médiatiques. De proche en proche, les médiateurs qui font connaître les luttes d’émancipation et mobilisent l’opinion finissent par être plus visibles que celles et ceux qui les mènent directement. 

La question est alors la suivante : comment être sûr que, dans le processus de la solidarité «de l’extérieur», on ne reproduise pas de manière perverse la domination sous la forme du paternalisme ? Comment faire pour ne pas «parler à la place de» en profitant d’un accès plus facile aux médias et d’une meilleure maîtrise de la parole audible ? Comment éviter de sélectionner les arguments les plus conformes à ses propres idées ? Il est important de ne jamais faire l'impasse sur «le lieu d’où l’on parle», car toute parole est située. Je sais : même si je m’y emploie, cette question peut aussi m’être retournée.

En manchette : Henry Louis Stephens, aquarelle sans titre peinte vers 1863, avec un homme noir lisant un journal titré «Proclamation d'émancipation».