5 février 2010. Un communiqué de presse du Conseil des ministres annonçait que le gouvernement belge venait de nommer Fatima Zibouh au conseil d’administration du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme (devenu entre-temps Unia) en tant que membre suppléante. Une jeune femme avec un CV en béton : diplômée de l’ULB en sciences politiques et titulaire d’un master spécialisé en droits de l’Homme (UCL), Fatima Zibouh venait de publier La participation des élus d’origine maghrébine aux éditions Academia-Bruylant. Elle était proposée à cette fonction par le parti Ecolo.
Ah oui, au fait : Fatima Zibouh était «voilée».
Immédiatement, ce fut la bronca. Pour le sénateur Destexhe du MR, «ce type de décision est totalement en porte-à-faux par rapport aux exigences de neutralité et d'exclusion des signes religieux de la sphère publique, notamment dans l'administration». Le 5 mars, une carte blanche fut publiée dans Le Soir pour dénoncer cette nomination [1]. À côté d’imputations complètement farfelues [2], Fatima Zibouh y était accusée de «véhiculer une idéologie néoconservatrice et réactionnaire» et, ayant occasionnellement assisté à des conférences de la mouvance «Présence musulmane» réputée proche de Tariq Ramadan (quelle horreur !), d’en partager un positionnement «situé à la droite de la droite, s’opposant à l’avortement, à l’euthanasie, à l’homosexualité» [3].
Fatima Zibouh fut alors amenée à préciser : «J'ai été très claire lorsque le parti Ecolo m'a approchée pour occuper la fonction et j'ai même dû passer devant une commission de sélection Ecolo afin de prouver mes compétences. Je pense d'ailleurs que c'est le seul parti qui organise ce genre de sélection pour des mandats politiques.»
J’avais alors assisté à cette commission de sélection. Ce ne sont pas seulement ses «compétences» qui furent testées, mais surtout ses positions. Imaginer qu’un parti comme Ecolo, qui a toujours été en pointe dans la défense des droits des femmes, des gays et des lesbiennes, puisse confier aveuglément un mandat à une personne qui serait porteuse d’une «idéologie néoconservatrice et réactionnaire» est complètement absurde.
La mèche fut éteinte après qu’une brochette d’universitaires ayant fréquenté Fatima Zibouh au fil de son parcours scientifique prit publiquement sa défense en démontant un réquisitoire bâti sur des ragots.
Une autre cible
Depuis, Fatima Zibouh a fait son chemin. Elle vient, il y a quelques jours à peine, de décrocher son doctorat à l’université de Liège. Professionnellement, elle dirige aujourd'hui le service anti-discriminations d’Actiris. Après avoir participé en 2011 à l’aventure du G1000, elle est une des chevilles ouvrières du W100 (voir l'équipe en manchette; Fatima est au centre) qui met en avant l’apport des femmes bruxelloises, dans toute leur diversité, à leur ville [4]. De la cabale qui visait à l’abattre il y a onze ans, il n’est rien resté. Le dossier de ses inquisiteurs était complètement vide.
Aujourd'hui, ils rejouent le film, avec Georges-Louis Bouchez dans le rôle d'Alain Destexhe. Comme Fatima Zibouh il y a onze ans, Ihsane Haouach se retrouve réduite à son foulard comme si cette étoffe la rendait incapable de penser par elle-même. On apprenait vendredi, avec une batterie de conditionnels, que des informations «provenant des services de renseignement» qui «seraient remontées au gouvernement» […] «feraient état de liens éventuels (?)» avec les Frères musulmans [5]. Dimanche, tout était démenti, mais toute la presse francophone s'était ruée avec délectation sur la rumeur dans ce qui fut un beau foirage. Quant à la secrétaire d'État Sarah Schlitz qui l'a nommée à l'Institut pour l'égalité des femmes et des hommes (IEFH), on ne peut pas penser une seconde qu’une militante comme elle, dont tout le parcours passé et présent témoigne d'un engagement sans faille pour les droits des femmes, puisse vouloir faire la promotion d'une idéologie qui serait la négation complète de ses combats.
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Lire aussi : Ihsane Haouach, « voilée républicaine » (3 juillet 2021)
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Malaise
Après une semaine complètement folle où chaque jour démentait le scoop de la veille, c'est une impression de gâchis qui domine. Ihsane Haouach a été poussée à la faute puis à la démission. Elle a été prise en tenaille entre une caste politique ne supportant pas qu’une femme porteuse d’une autre culture vienne déranger son entre-soi et le lynchage encore moins policé tel qu’il s’exerce sur les réseaux sociaux. Il faut avoir le cuir bien tanné pour y résister.
Mais il ne faut pas s’en étonner. La vie politique n'est pas un diner de gala. La moindre faute se paie cash. Alors qu'on me sait pourtant très engagé en faveur d'une large reconnaissance de la diversité culturelle, la nomination d’Ihsane Haouach à l'IEFH m'est apparue comme une erreur politique. On sait à quel point notre société est divisée sur ce sujet. Si on veut gagner la bataille des idées, il faut réussir à faire bouger les lignes en faveur des siennes. Ça demande, bien sûr, d'affirmer des convictions fortes et de ne pas se contenter d'être à la remorque des fluctuations de l'opinion publique. Mais ça demande aussi de faire œuvre de pédagogie, de consolider chaque avancée avant de faire le pas suivant, d'anticiper les réactions des adversaires, d'être capable de se saisir des bonnes opportunités et de se méfier des raccourcis trompeurs. La pire des choses à faire est alors de passer en force à la première occasion, sans avoir assuré ses arrières.
Ihsane Haouach – et je l’admire pour ça – n’est pas une personnalité consensuelle qui fait risette à tout le monde. Son engagement en faveur de la promotion du groupe discriminé dont elle fait partie ne date pas d’hier mais, à l'évidence, il ne fait pas l'unanimité. Radicale ? Écoutez sa présentation de l’initiative Bruxelloise et voilée (2016) et vous verrez que sa conception du vivre-ensemble est aux antipodes des idées qu'on lui a prêtées sans la connaître. Sa nomination eut été une avancée à n'importe quelle autre fonction publique, car il n’y aurait rien eu de consistant à lui opposer. Mais pas à l’IEFH, en tout cas pas maintenant et pas de cette façon. C’était trop «frontal», le poste était symboliquement trop exposé et le rapport de forces n’y était pas.
En ce moment, j’espère surtout qu’Ihsane s’en remettra et qu’elle ne tournera pas le dos à sa ville qui a besoin de femmes comme elle.
[1] Quelques signataires de l'époque sont toujours sur la brèche, comme Nadia Geerts, qui vient d’être recrutée par le centre d’études du MR, le comédien Sam Touzani, désormais au collectif Laïcité Yallah soutenu par le Centre d’action laïque, Willy Wolsztajn du Centre communautaire et laïc juif, Claude Demelenne, polémiste «de sensibilité socialiste» qui partage la ligne de Manuel Valls en matière de laïcité.
[2] D’avoir signé une pétition en faveur du Hamas, d’avoir participé à un putsch au Mrax – affirmations démenties –, d’avoir telle personne controversée parmi ses «amis Facebook», qui elle-même serait amie avec…
[3] Voir également sur le site islamophobe français Riposte laïque, où il est longuement question des Frères musulmans, sous la plume d'un des fondateurs du Parti populaire.
[4] L’exposition du W100 a été inaugurée ce 25 juin devant la Bourse à Bruxelles où elle est toujours visible.
[5] À propos desquels, par ailleurs, on entend tout et n’importe quoi. La palme à Georges Dallemagne (CDH) à Matin-Première ce lundi. Voir notamment ici et là pour en avoir une perception plus fine de ce qui est tout le contraire d'un mouvement homogène et centralisé.