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Conversation avec Jacques sur les migrations

Henri Goldman

· BELGIQUE,MONDE

Jacques Liesenborghs vient de mourir. Il avait 81 ans. Habitant à l’autre bout de cette pourtant minuscule Belgique, je ne l’avais pas vu venir. Pourtant, il nous avait mis la puce à l’oreille en écrivant le 11 août dernier à ses amis que « des raisons de santé m’amènent à considérer que le moment est venu de mettre un terme à la rédaction de mes “papiers” sur l’enseignement », une thématique à laquelle il avait consacré sa vie.

Mais Jacques n’allait pas encore se taire. La cause des migrant·es, frères et sœurs en humanité lâchement abandonné·es sur l’autel des arbitrages politiques, le tiendra en éveil jusqu’à son dernier souffle. Pour Jacques, le traitement qui leur était infligé était devenu le critère ultime pour établir la validité de tout engagement politique. Ce qui lui valut son lot de déceptions.

Perseverare diabolicum

Le 15 septembre, il envoyait un courrier à La Libre intitulé « Perseverare diabolicum ». Le voici.

« Le scandaleux "non accueil" des candidats réfugiés au Petit-Château nous rappelle que tous les jours, depuis des mois, la capitale de notre pays, le cœur de l’Europe, offre une image déplorable de ce que nous sommes : endormis ? indifférents ? complices ? fatalistes ? N’y a-t-il pas de quoi s’indigner et se révolter ? Il est vrai que cet état de fait est le résultat de 40 années de contamination des esprits par les idées xénophobes. Nous avons toléré que nos médias et nos politiques adoptent un profil de plus en plus bas sur ces questions. C’est hélas la même chose, parfois pire, chez nos voisins européens.

Pourtant, il est évident que la politique de l’Europe-forteresse développée ces dernières années est un cuisant échec. Sauf pour les passeurs et l’extrême-droite. Et les migrations climatiques ne font que commencer !

Or, les propositions sérieuses ne manquent pas pour réguler les migrations et accueillir au sens plein du terme les candidats réfugiés. Elle est simpliste et trompeuse la sentence-excuse : "On ne peut pas accueillir toute la misère du monde".

Alors ? Réveillons-nous ! Harcelons les décideurs, nos élus, pour qu’ils s’engagent dans une autre politique migratoire. Que la Belgique donne l’exemple ! L’Europe suivra … peut-être. Il faut dire et répéter haut et fort que poursuivre (perseverare) la même politique est criminel (diabolicum). N’ayons pas peur des mots.

Des dizaines de milliers de morts en Méditerranée et sur les chemins de l’exil. Basta.

Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants traités de façon inhumaine chez nous. Basta.

Des millions de citoyens trompés sur la marche à suivre pour construire un avenir plus humain et plus fraternel pour nos enfants et petits-enfants. »

Ce billet lui valut une demande de précision de la part de nombreux lecteurs. Qu’entendait-il en évoquant des « propositions sérieuses [qui] ne manquent pas pour réguler les migrations » ? Pour répondre à ces interrogations, Il envisageait de rédiger un article de synthèse et demanda alors à quelques amis, dont j’étais, qu’on lui fournisse de la documentation pour nourrir son écriture.

Ma réponse témoigna bien de mon embarras. Mais comme cette question est toujours d’actualité, je vous la livre.

« Cher Jacques

À mon tour de te demander : à quoi faisais-tu allusion en évoquant des "propositions sérieuses de régulation des migrations" ? Car moi, je ne vois nulle part de telles propositions. Du moins des propositions que nous pourrions juger acceptables. Ce que je lis de plus avancé consiste à ouvrir les frontières aux migrants économiques utiles, en fonction des emplois non couverts par la main d’œuvre locale. Je n’ai jamais été un grand fan de la "migration choisie" qui aboutit généralement à vider les pays pauvres des cadres dont ils ont dramatiquement besoin. Mais surtout : ouvrir les vannes de la migration à certaines catégories, ça veut dire logiquement les fermer aux autres et faire respecter cette fermeture. Sommes-nous prêts à assumer ça ?

C’est bien pourquoi je ne me suis jamais risqué à proposer une politique migratoire alternative (en dehors du respect sourcilleux de la convention de Genève, qui ne recouvrira même élargie dans son interprétation qu’une minorité de demandes migratoires. Attention à l’abus du terme de "réfugiés" qui a une signification juridique précise). En réalité, je ne vois aucune formule qui pourrait combiner les aspirations des millions de personnes qui rêvent d’un monde meilleur en Europe au prix d’une mise en jeu de leur vie et ce qu’est prête à concéder notre population déjà précarisée et qui se révèle de plus en plus poreuse aux idées xénophobes de l’extrême droite (même si la Wallonie et Bruxelles résistent encore).

Depuis mon passage à ce qui ne s’appelait pas encore Myria [1], j’ai renoncé à cette quête impossible, n’étant prêt à assumer le refoulement de personne. Mon angle d’attaque, ça a toujours été : de toute façon, ils/elles viendront. Soit légalement, soit illégalement. Fermer hermétiquement les frontières, c’est impossible. Dans le premier cas, cela aura un coût (coût de l’accueil, aide sociale). Mais dans le second, ce coût sera sans doute encore plus élevé : renforcement des dispositifs Frontex et destruction de notre modèle social par la concurrence de l’économie souterraine alimentée par la clandestinité. Il faut trouver empiriquement un point d'équilibre, sachant que l’existence d’une "zone grise" (personnes en situation de séjour illégal mais identifiées malgré tout et qu’on renonce de fait à expulser) n’est pas la pire des choses : si on demande une politique d’immigration basée sur des critères clairs, je crains que cette clarté ne se fasse pas dans le sens souhaité. C’est pourquoi, pour ma part, je trouve le flou juridique et le bricolage préférables à la clarté.

Bon, ces considérations sont déprimantes, désolé. Tu trouveras quelques pistes chez Gemenne et Verbeeren, mais je t’avoue que je n’y crois pas.

À bientôt j’espère. Henri »

Jacques, tu n’auras pas eu l’occasion de me répondre ni de rédiger ta synthèse. Mais j’espère bien que ta salutaire colère résonnera encore longtemps et nous aidera à dégager notre horizon de ce pessimisme poisseux qui s'accommode trop facilement de l'impuissance.


[1] Myria est né en 2013 de l’autonomisation du département Migrations de l’ancien Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme. Celui-ci est devenu « interfédéral » sous le nom d’Unia, tandis que, au vu de son objet (analyse des flux migratoires, défense des droits fondamentaux des étrangers, lutte contre la traite des êtres humains), Myria restait strictement fédéral. J’avais dirigé ce département de 2003 à 2009.