En 2008, la direction du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, dont je faisais alors partie comme coordinateur du département “migrations”, accueillait le nouveau président de son conseil d’administration. Fraîchement retiré de la vie politique, Hervé Hasquin, ancien recteur et président de l’ULB, ancien ministre-président libéral de la Communauté française, franc-maçon assumé, était une personnalité laïque irrécusable. Au cours de la conversation, le directeur adjoint, Édouard Delruelle, évoqua les “entreprises de tendance” qui ont le droit, au nom de l'idéologie particulière qui les anime et à certaines conditions, de déroger aux lois anti-discriminations en exigeant de leur personnel de faire preuve de loyauté vis-à-vis de cette idéologie. Ainsi, illustra Delruelle, le Centre d’action laïque aurait parfaitement le droit de ne pas engager une femme au seul motif qu'elle refuserait de retirer son foulard. La réaction immédiate d’Hasquin nous dérouta par son assurance : “Mais non, je ne vois pas pourquoi.” Pour Hasquin, le port d’un vêtement décrété convictionnel n’était en rien contradictoire avec la loyauté due à l’égard de l'institution. Seuls les actes comptent.
Hervé Hasquin s'était affirmé comme un libéral intégral. Je le précise parce qu’en Europe francophone, le qualificatif “libéral” a fini par se réduire à une seule facette, l'adhésion au libéralisme économique, soit la foi dans les bienfaits universels de la libre entreprise. Cette foi se combine de plus en plus souvent avec une conception autoritaire – et donc bien peu libérale – du rôle de la puissance publique. Mais, bien en amont, le libéralisme est d’abord philosophique : il promeut et protège la liberté individuelle, le droit de conduire sa propre existence à l’abri de tout prescrit imposé. C’est un principe en tension permanente avec les exigences de toute vie en société dans laquelle l'exercice de la liberté individuelle est profondément encastrée. On reconnaîtra là les termes d’un très riche débat philosophique entre penseurs libéraux (John Rawls et sa postérité) et communautariens (Taylor, Walzer, Sandel…). Mais il ne viendrait à l’idée d’aucuns de ces philosophes de chercher querelle aux porteurs et porteuses de signes “convictionnels”. Sur ce point, tous sont libéraux.
“Tout en veillant à ce que la laïcité ne prenne elle-même, dans ce nouveau contexte, des aspects de religion civile où elle se sacraliserait plus ou moins…”
Le même Hervé Hasquin patronna la publication d’un texte important que toutes les personnes se réclamant de la laïcité devraient méditer : la déclaration universelle sur la laïcité au XXIe siècle. La rédaction finale de ce texte, qui fut présenté au Sénat de la République française le 9 décembre 2005 puis à l'ULB le 17, est de la plume de Jean Baubérot, mon maître et mon ami. Un siècle après la promulgation de la loi française de 1905, le monde a bien changé, pour le meilleur ou le pire. Le dernier article de la déclaration cerne parfaitement l'enjeu : “Tout en veillant à ce que la laïcité ne prenne elle-même, dans ce nouveau contexte, des aspects de religion civile où elle se sacraliserait plus ou moins, l'apprentissage des principes inhérents à la laïcité peut contribuer à une culture de paix civile. Ceci exige que la laïcité ne soit pas conçue comme une idéologie anticléricale ou intangible. C'est une conception laïque, dynamique et inventive qui donnera une réponse démocratique aux principaux défis du XXIe siècle. Cela lui permettra d'apparaître réellement comme un principe fondamental du vivre-ensemble dans des contextes où la pluralité des conceptions du monde ne doit pas apparaître comme une menace mais plutôt comme une véritable richesse.” Présentant ce texte sur son blog, Pierre Verhas, un Bruxellois socialiste et franc-maçon, ajoutait : “Ce texte est la plus belle réponse à ceux qui veulent transformer la laïcité en idéologie politique instaurant l'anticléricalisme et se servant du sentiment de peur de l'Islam généré par la propagande de guerre née des attentats du 11 septembre 2001 et imprégnée de l'idéologie du «choc des civilisations»”. C’est aussi mon avis.
Une relève générationnelle
Mais ce n’est sans doute plus celui d’un des plus brillants disciples d’Hervé Hasquin. J’ai beaucoup d’estime et d’amitié pour François De Smet depuis que, il y a une douzaine d’année, il a rejoint le département “migrations” du Centre pour l’égalité des chances dont il prit la direction quand ce département s’autonomisera plus tard sous le nom de Myria. Son accession à la présidence de Défi, qu’Oliver Maingain avait bien calé sur la “laïcité à la française” valait sans doute une rupture avec l’approche libérale de son mentor. En témoigne cette récente carte blanche parue dans L’Écho (18 septembre 2020) à propos des actuels débats sur l’autorisation du port du foulard pour le personnel communal. Ici, pas d’accusations délirantes débusquant la main des Frères musulmans derrière chaque fichu. Le respect reste de mise dans le dissensus. Mais entre Hasquin et De Smet, le désaccord est désormais franc. Sans doute est-ce le format court qui l’impose, mais le texte est truffé d’affirmations trop rapides, notamment quand il mélange la liberté d'opinion et la liberté de conscience, quand il se focalise sur “l’apparence d’un service” (?) et qu’il entretient la confusion entre la notion d’“impartialité”, qui pour moi fait sens mais n’est jamais mentionnée, et celle de “neutralité” servie à tous les coins de phrase sans être jamais définie.
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Sur le fond, avec le groupe Tayush, nous avions déjà répondu par avance dans cette opinion publiée dans La Libre en 2014.
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Je me suis longtemps demandé pourquoi cette obsession de l’apparence était tellement développée dans l’idéologie française contemporaine et dans ses succursales périphériques, alors qu’elle est inexistante dans les mondes anglo-saxon, germanique, latin et scandinave. Je ne me le demande plus, c’est peine perdue. Le temps fait déjà son œuvre. À Bruxelles, je ne connais aucune personne de moins de quarante ans qui s’angoisse encore devant la multiplication des foulards dits “islamiques”, y compris derrière un guichet. Les jeunes Bruxellois·es se mélangent, se connaissent, fraternisent. À part quelques cas pathologiques, aucun·e de ces jeunes urbain·es n'a envie de retourner au moyen-âge. La société multiculturelle moderne intègre la diversité d’une façon de plus en plus naturelle, dans toutes ses dimensions, en déconstruisant les stéréotypes. Comme à Gand, tiens, la deuxième ville de Flandre où la N-VA et le VB n'ont jamais vraiment percé et qui, depuis 2013, a ouvert sans restriction la fonction publique communale aux femmes portant le foulard. À noter que son bourgmestre actuel, Mathias De Clercq, 38 ans, est membre de l’Open VLD.
En manchette : Hafsa El Bazioui (Groen), conseillère communale à Gand. À mi-législature (2022), elle deviendra échevine du personnel, en charge de la politique de diversité, et de la coopération nord-sud.