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Les Italiens de l'étranger ont-ils bien voté ? (archive)

Henri Goldman

· EUROPE

Silvio Berlusconi, décédé le 12 juin 2023, a donc définitivement achevé sa carrière politique. On aurait déjà pu l'espérer en avril 2006, quand il perdit les élections de justesse, ouvrant la porte à un gouvernement « Olivier » dirigé par Romano Prodi. Mais cet échec avait une singularité : il avait été provoqué par le désaveu massif, exprimé dans les urnes, des Italiens de l'étranger qui firent basculer le résultat final. Ce qui pose un problème de principe quant à l'exercice démocratique.
Une réflexion publiée dans La Libre du 18 avril 2006.

Au cours des mois d'été 2023, je reprends ici quelques anciens textes publiés dans la presse écrite – notamment dans La Libre, particulièrement accueillante malgré son orientation assumée de centre-droit – et susceptibles d'encore éclairer les enjeux d'aujourd'hui.


Ne faisons pas la fine bouche. Tant mieux si les électeurs italiens résidant hors de la péninsule ont pu contribuer de façon décisive à débarrasser l’Italie de Berlusconi, et à en débarrasser l’Europe par la même occasion. Cela dispense-t-il de s’interroger sur le principe même d’un tel vote et sur la conception de la citoyenneté politique qu’il illustre ? Des personnes de nationalité italienne, mais vivant parfois depuis des décennies dans un autre pays et n’ayant nulle intention de le quitter, auront donc participé à l’élection d’un Parlement et d’un gouvernement dont les décisions ne les concerneront pas directement. Par contre, ils ne voteront pas aux élections nationales (fédérales ou régionales) dans leur État de résidence, là où ils paient leurs impôts, utilisent les services publics, touchent éventuellement une aide sociale ou des allocations de chômage, se font soigner et envoient leurs enfants à l’école. Cherchez l’erreur.

Imperturbablement, la souveraineté politique reste liée à une conception archaïque de l’État-nation. Selon cette conception, à chaque État correspond un peuple (exceptionnellement deux, voire plus), et ce peuple se définit précisément en ce qu’il vit rassemblé sur le territoire de cet État au sein duquel se forge son identité. Bien entendu, cette conception n’exclut pas de courtes périodes d’exil. Mais pour ceux dont l’exil se prolonge, elle ne fonctionne plus. Car pour ce qui les concerne, l’identité nationale et le lieu de résidence – soit les deux critères classiques de la citoyenneté – ne coïncident plus de façon durable. Dans ce modèle, ceux qui résident à l’étranger mais refusent de se naturaliser n’exercent plus de droit politique nulle part. Ceux-ci restent réservés aux nationaux qui résident dans l’État dont ils sont ressortissants.

Les exigences démocratiques débordent du cadre étriqué de la citoyenneté classique qui a besoin d’être adaptée.

Tout le monde en convient, ce modèle est dépassé. Les phénomènes migratoires se sont amplifiés et diversifiés. La mobilité transnationale est désormais promue comme un idéal de vie. Les appartenances deviennent multiples et les exigences démocratiques débordent du cadre étriqué de la citoyenneté classique qui a besoin d’être adaptée. Et de fait, cette adaptation a lieu. Mais elle emprunte deux directions radicalement contradictoires.

D’une part, on voit se développer la citoyenneté de résidence : on vote là où on vit, quelle que soit sa nationalité. Ce principe inspira le traité de Maastricht qui, en 1992, octroya le droit de vote local sur leur lieu de résidence à tous les ressortissants des États de l’Union européenne. Plusieurs pays ont étendu ce droit aux étrangers des autres nationalités, dont la Belgique qui leur permettra pour la première fois de participer aux élections communales en octobre de cette année.

D’autre part, de nombreux États ont aménagé leur législation pour permettre à leurs ressortissants établis durablement à l’étranger de voter pour leur Parlement national, voire même d’y être élus. Alors que la France limite ce droit aux élections présidentielles et aux référendums [1], la Belgique l’accorde depuis 2003 pour les élections fédérales. Les Italiens viennent d’en faire une expérience plus poussée sur base de circonscriptions sous-continentales, avec l’éligibilité en plus. Et le Maroc, qui compte trois millions d’expatriés [2], soit un dixième de sa population, se prépare activement à faire de même en vue de ses élections législatives de 2007.

Pour une citoyenneté de résidence

Quels sont les principes qui animent ces deux orientations ? Dans le premier cas, c’est clairement un principe démocratique : on vit ensemble, on est confronté aux décisions des mêmes autorités, donc on les choisit ensemble. Dans le second cas, c’est beaucoup plus flou. Quel est le sens pour moi de rester Italien alors que je vis depuis trente ans à l’étranger ? Qu’ais-je peur de perdre si je renonce à ma nationalité ? Ce n’est pas de l’ordre de la citoyenneté, puisque je ne partage en rien (ou seulement pendant les vacances, comme un touriste à peine différent des autres) le quotidien des autres Italiens. Ma nationalité m’importe parce qu’elle me relie à une histoire, celle de mes parents et au-delà, à laquelle je dois rester fidèle pour conserver ma dignité. Dans un monde de plus en plus métissé, j’ai besoin de cet enracinement qui donne de la chair à ma qualité universelle d’être humain.

L’identité nationale et la nationalité qui en est la traduction juridique ont encore sûrement de beaux jours devant elles. Nous ne sommes pas prêts – le serons-nous jamais ? – à nous vivre comme des humains génériques désincarnés, totalement détachés de toute référence tribale, fut-elle sublimée par le football. Mais cette identité ne peut plus être aujourd’hui le vecteur principal de l’organisation démocratique. Celle-ci doit se tourner résolument vers la citoyenneté de résidence et englober progressivement tous les niveaux de décision, du local au global. Quant à la nationalité, il reste à lui trouver un contenu moderne pour matérialiser le lien qui subsistera entre les diverses diasporas et une mère patrie plus rêvée que vécue. Ce lien ne saurait faire concurrence au principe directeur de la citoyenneté de résidence. Sous peine de voir se multiplier les conflits de loyauté et les suspicions qu’ils engendrent inévitablement.


[1] Cette affirmation est dépassée depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008. Aujourd'hui, l'Assemblée nationale française compte 11 député·es représentant les Français·es de l'étranger sur base de 11 circonscriptions.

[2] En fait plutôt autour de 7 millions, dont 2,4 sont potentiellement électeurs. Leur droit constitutionnel à s'exprimer n'a finalement pas été appliqué en 2007, ni lors des scrutins qui ont suivi.

En manchette : photo Pierre Metiver, via Flickr