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Une Bruxelloise chez Erdoğan

Henri Goldman

· BELGIQUE,MONDE

L’événement est finalement presque passé inaperçu : Mahinur Özdemir, possédant la double nationalité belge et turque, née à Schaerbeek (Bruxelles) il y a 40 ans, diplômée de l’Université libre de Bruxelles, est devenue ministre de la Famille et des Affaires sociales dans le nouveau gouvernement mis en place par Recep Tayyip Erdoğan à Ankara après sa réélection, où elle se retrouve la seule femme. Pourtant, il y a quelques années, elle avait défrayé la chronique en étant la première femme à siéger comme députée bruxelloise en portant un « foulard islamique » (2009), puis en étant nommée ambassadrice de Turquie en Algérie (2020, en manchette).

Mais, comme à l’époque, sa nomination a provoqué une flopée de félicitations sur les réseaux sociaux de la part de ceux et celles qui l’avaient connue lors de son parcours belge. Ces félicitations venaient surtout de personnes « racisées » de culture musulmane qui donnaient l’impression d’être honorées par cette promotion comme si elle les valorisait par procuration. À l’inverse, pour beaucoup de « Belgo-Belges », c’était une islamiste qui tombait le masque et à laquelle seuls des naïfs dans mon genre avaient pu trouver quelque qualité dans sa première vie politique. Moi qui avais eu l’occasion de l’apprécier à cette époque, je ne me retrouvais dans aucune de ces deux postures. Sa nomination comme ambassadrice m’avait passablement secoué. J’avais donné mon sentiment dans une lettre ouverte publiée alors sur mon mur Facebook. Sa promotion actuelle, d'ambassadrice à ministre, lève toute ambiguïté sur son engagement politique.

Cette publication donna lieu à une discussion qui toucha quelques points sensibles. Je republie ici cette lettre, ainsi que quelques précisions apportées au fil des échanges. On pourra les replacer dans leur contexte en suivant ce lien et vérifier si ces propos tiennent encore la route après 3 ans. 

 

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Lettre à Mahinur (8 janvier 2020)

On a fait connaissance quand tu es devenue députée bruxelloise. J’étais impressionné par ta capacité de faire face à l’hostilité ouverte que provoquait ton apparence dans cette enceinte. Plus tard, j’avais trouvé particulièrement hypocrite ton exclusion du CDH sous prétexte que tu aurais nié le génocide arménien, alors que cette position est partagée par la plupart des mandataires belgo-turcs bruxellois à qui il n’est jamais rien arrivé. En réalité, on ne te pardonnait pas d’être une femme et de porter le foulard.

Aujourd’hui, tu es nommée ambassadrice de Turquie à Alger. C’est une belle promotion. Aux ami·es, on souhaite le meilleur. On te félicite de partout. Mais pas moi.

La Turquie est ton pays d’origine et celui de ta deuxième nationalité du fait d’un mécanisme que j’ai toujours trouvé pervers. Normal que tu y sois attachée. Mais une ambassadrice n’est pas seulement une patriote. C’est une représentante politique d’un gouvernement en place. Et, dans le cas turc, d’un président, Recep Tayyip Erdoğan, dont la dérive autoritaire est aujourd’hui un fait bien établi.

Je t’ai toujours connue, en Belgique, attachée aux valeurs démocratiques et au droit des minorités. J’espère que, comme ambassadrice, tu ne seras pas obligée de justifier, contre ta conscience, le mépris des droits humains régulièrement dénoncé par Amnesty International, l’enfermement de journalistes et de figures de l’opposition démocratique ou l’alliance gouvernementale avec le parti des Loups gris.

Mais ce qui me fait le plus de peine, c’est que, rétrospectivement, ta nomination semble donner raison à tous les politiciens, notamment de droite et d’extrême droite, qui prétendent que les Belges binationaux, surtout quand ils sont musulmans, ne sont pas des vrais Belges, que leurs convictions démocratiques ne sont qu’une façade et qu’il ne faut pas leur faire confiance quand ils s’engagent en politique.

Je te souhaite d’être heureuse dans tes nouvelles fonctions. Mais pour ceux et celles qui restent, ta nomination ne va pas aider.

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Commentaire 1

Juste deux précisions.

1. Comme indiqué d’entrée de jeu, je ne crois pas absolument pas que Mahinur ai été viré de son parti à cause du génocide arménien. Elle n’a jamais été en flèche sur cette question, contrairement à quelques autres qui en ont rajouté dans la presse turcophone… et n’ont jamais été inquiétés. Ne nous voilons pas la face : la communauté turque est gangrenée par un nationalisme entretenu de l’extérieur par l’État turc et ses fonctionnaires. Tous les partis politiques (sauf, à ma connaissance, le PTB et les Verts) s’en accommodent parfaitement tant que les hommes politiques qu’ils ont recrutés leur apportent des parts de marché du vote ethnique. Ça vaut bien la peine qu’on ferme les yeux sur leur négation du génocide arménien ou leur complaisance vis-à-vis d’un régime autoritaire. Pourquoi Mahinur fut-elle la seule sanctionnée ? Mon hypothèse est dans mon statut.

2. Pour l’immense majorité des binationaux, la binationalité n’est pas un choix. Les Belgo-Turcs et les Belgo-Marocains, même s’ils n’ont jamais mis les pieds dans leur pays d’origine, en ont automatiquement la nationalité dès leur naissance, et celle-ci est incessible. En soi, c’est compliqué (notamment pour la protection consulaire), ce n’est pas, de mon point de vue, très démocratique (les binationaux peuvent voter dans un pays où ils ne paient pas d’impôts, où leurs enfants ne vont pas à l’école, où ils ne travaillent pas, où ils ne se font pas soigner ; bref, ils ne subiront jamais les conséquences de leur vote) mais on peut s’en accommoder. La seule chose qu’on est en droit de demander à ceux/celles qui s’engagent en politique, c’est de le faire en cohérence. À mes yeux, militer en Belgique dans un parti démocratique et soutenir l’AKP au point de switcher sans problème de l’un à l’autre, c’est incohérent et ça laisse forcément un doute sur la sincérité rétrospective des engagements.

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Commentaire 2

Le fond de l’affaire, c’est tout de même l’appréciation qu’on peut faire du régime AKP. La mienne a évolué. Lors des premières années de son arrivée au pouvoir, j’avais même été séduit par le positionnement d’Erdoğan, y compris pour sa rupture avec le laïcisme inquisitorial des héritiers directs d’Atatürk. Comme d’autres observateurs, j’y voyais un équivalent musulman de la démocratie-chrétienne européenne qui peut avoir un sens pour un peuple où la tradition religieuse et la fierté nationale ne font qu’un. Et puis il y avait même une timide ouverture vis-à-vis de l’expression culturelle kurde.

Mais, petit à petit, la dérive vers un régime autoritaire a commencé. Amnesty International s’y est longuement étendu dans ses rapports, je ne les reprendrai pas ici. Enfin, il faut aussi relever la manière dont l’appareil de l’État turc s’est employé, avec l’aide des imams de la Diyanet qui sont des fonctionnaires d’État, à quadriller les communautés turques de la diaspora pour y traquer les opinions dissidentes avec une intolérance qui ressemble à ce qu’on a connu de la part du Makhzen marocain sous Hassan ÌI. À l’époque, la solidarité avec les militants progressistes marocains allait de soi, du moins au sein de la gauche. Aujourd’hui il me semble que notre solidarité doit aller en priorité aux militants progressistes emprisonnés, comme ceux du HDP, aux journalistes indépendants pourchassés et parfois contraints à l’exil, aux membres des minorités niées dans leur identité nationale – à commencer par les Kurdes. Et pas aux personnes qui se mettent au service d’un tel régime.

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Commentaire 3

Il y a un problème démocratique avec de nombreux élus Belgo-Marocains, mais surtout Belgo-Turcs. Ce n'est pas dû à leur double nationalité, qui n'est pas un vrai problème – tout dépend de la manière dont elle est investie –, mais à une véritable double allégeance, et ici je ne fantasme pas du tout. Ainsi, après chaque élection, tous les élus Belgo-Marocains étaient invités à l'Ambassade du Maroc où on leur rappelait qu'ils étaient aussi les ambassadeurs politiques de leur autre nationalité. Beaucoup y allaient, mais pas tous.

Du côté marocain, ce contrôle s'est affaibli au fil des générations, mais du coté turc, où les dynamiques migratoires ne sont pas les mêmes, c'est l'inverse. Le Maroc s'éloigne, mais la Turquie est plus présente que jamais. En majorité, les politiciens belgo-turcs développent un double discours, n'appliquant pas les mêmes principes dans leur facette belge et dans leur facette turque. Double discours, double conscience ?

Mahinur n'était pas du tout la plus critiquable. Je ne l'ai jamais entendu tenir des propos négationnistes sur le génocide arménien, contrairement à certains autres, et je l'ai toujours défendue contre les laïcistes qui refusaient même de la saluer à cause de son foulard. (Farida Tahar fait à nouveau la même expérience en ce moment.) Par ailleurs, je connaissais ses liens personnels avec la famille Erdoğan. Mais c'était privé.

Ce privé est maintenant devenu public. Mahinur n'est pas diplomate de carrière. Mais elle donne manifestement toutes les garanties de fidélité au gouvernement qui l'a nommée. Ambassadrice (et pas consul), elle appliquera les consignes qu'on lui enverra. Elle ne sera pas au service de la Turquie, mais de son gouvernement actuel.

Ce qui arrive en ce moment à Emir Kir participe du même problème. L'interventionnisme de la Turquie et son omniprésence dans sa diaspora où règne un contrôle politique renforcé a abouti à sélectionner un milieu politique très particulier, où on peut être PS à Bruxelles et MHP à Emirdag.