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Mes désaccords avec Caroline

Henri Goldman

· BELGIQUE,EUROPE

La soirée-débat organisée vendredi dernier par l’Académie royale de Belgique sur « Minorités et droits de l’homme » avec Caroline Fourest (CF) et moi-même comme intervenants fut d’une exquise courtoisie. Le cadre policé y était sans doute pour quelque chose, mais pas seulement. Car outre que je ne suis pas intéressé par les concours d’aboyeurs, j’y voyais l’occasion de faire œuvre utile en « se mettant d’accord sur nos désaccords », ce qui constitue la prémisse indispensable de tout échange d’arguments, en évitant donc de caricaturer la position de l’adversaire pour la réfuter plus aisément. [1]

La courtoisie des échanges avait fini par déconcerter un auditeur se déclarant d’accord avec l’un et l’autre. Pourtant, il me semble que les différences entre nous ont pu s’établir. Elles ne sont sans doute pas abyssales [2], mais elles ne sont pas minces non plus.

Je vais pointer celles qui se sont dégagées en évitant de tomber dans le travers que je dénonce, c’est-à-dire sans les formuler « à mon avantage ». Si je n’y arrive pas (car la tentation est toujours forte de se donner le beau rôle), que CF rectifie.

1. Pour CF, le foulard islamique, à tout le moins dans les pays européens où il n’est pas la norme, est un marqueur de l’infériorité des femmes. Pour moi, ce foulard s’est chargé au fil du temps d’une multiplicité de significations dont certaines, particulièrement chez les plus jeunes et les plus éduquées, accompagnent des processus d’émancipation dans un contexte de violence sociale (les discriminations) et symbolique (le refoulement vers l’intime de la diversité culturelle et religieuse). [3]

2. Pour CF, le foulard est « politique » et traduit une volonté de s’attaquer aux principaux acquis de la modernité démocratique : égalité hommes-femmes, mixité, droits des gays et lesbiennes… Elle pointe l’activisme de certains groupes particulièrement pervers et influents, en général connectés à la mouvance islamiste internationale. Pour ma part, je considère le retour du religieux dans les populations de culture musulmane comme un phénomène principalement endogène, symptôme de la crise sociale et culturelle de nos sociétés. Le rôle de ces groupuscules, dont je ne conteste pas l’existence, est totalement accessoire ici. Ils sont d’ailleurs massivement rejetés par la grande majorité des musulmans dont la religion, y compris dans ses formes visibles, n’est nullement un obstacle à leur volonté de participation à un espace démocratique partagé.

3. CF se méfie des « accommodements raisonnables » qu’elle perçoit comme une exigence de privilèges. Pour moi, il s’agit d’un outil pragmatique utile pour lutter contre les discriminations indirectes et donc pour promouvoir une égalité substantielle, laquelle se mesure « à l’arrivée » et doit alors composer avec des positions de départ inégales. Il s’agit bien ici de favoriser l’inclusion et sûrement pas la séparation (même si des dérapages « déraisonnables » peuvent toujours se produire).

4. CF est hésitante face aux discriminations dans l’emploi qui frappe certaines femmes à cause du port du foulard. Elle pointe des situations limites, certaines où la discrimination est injustifiable (une femme comptable) et d’autres où elle tombe sous le sens (un vendeur punk dans un magasin de haute couture). J’ai rappelé que, sur ce point, le droit est clair : à tout le moins dans l’emploi privé, il ne peut être question de limiter l’expression d’un droit fondamental, avec la réserve bien connue de l’exigence professionnelle essentielle [4].

5. CF soutient l’interdiction du foulard à l’école publique française dont il y aurait, depuis son vote en mars 2004, tout lieu de se réjouir. Pour ma part, j’ai indiqué à quel point cette interdiction renvoyait à la singularité d’un modèle républicain français quasi unique en Europe et particulièrement hostile aux expressions minoritaires [5]. Hors de France, cette interdiction n’est en vigueur en Europe que dans certains Länders allemands [6]. Alors que la Belgique est sur le point de légiférer sur cette question, j’ai exhorté les élus à élargir leur champ de vision vers cette majorité d’États européens qui n’ont pas éprouvé le besoin d’abandonner leur pratique libérale d’acceptation des signes religieux dans l’enseignement. La France n’est pas le centre du monde, ni de l’Europe.

J’arrête ici l’exercice de distanciation. Ce qui me semble commun aux différentes positions de CF, c’est une profonde méfiance à l’égard de la population de religion musulmane dont on traque les intentions cachées derrière les demandes les plus anodines. Les comportements que cette méfiance induit ne peuvent que la blesser profondément et, pour une fraction d’entre elle, heureusement très minoritaire, la pousser vers des attitudes extrêmes qu’on aura ensuite beau jeu de dénoncer.

•••

Mais je ne veux pas passer sous silence un point d’accord qui s’est dégagé à la fin de l’exercice. Rappelant son hostilité au port de foulard pour les élèves mineures, CF a rappelé qu’évidemment, une fois majeures, il ne saurait plus être question de brider leur liberté religieuse. Aucune interdiction n’est donc tolérable dans l’enseignement supérieur. C’est aussi le point de vue du président de séance, le professeur Guy Haarscher, qui a parfaitement tenu son rôle mais dont on sait qu’il partage ici le point de vue de CF, l’ayant exprimé publiquement à des nombreuses reprises.

Or, en Belgique – en Communauté française à tout le moins –, de telles interdictions se répandent dans l’enseignement supérieur. Elles sont même probablement majoritaires dans les Hautes écoles. Peut-on espérer entendre ici la voix de ceux et celles qui partagent le point de vue sans ambiguïté de Caroline Fourest ? [7]

[1] Dans ce registre pervers, visionnez le « débat » entre CF et Tariq Ramadan sur le plateau de « Ce soir ou jamais » qui constitue contre-modèle du genre.

[2] CF et moi partageons un même référentiel « de gauche » donnant la primauté à la question sociale, ainsi qu’un fort tropisme égalitaire. Évidemment, sur les questions dont nous avons débattus, nous en tirons des conclusions complètement opposées.

[3] Voir le désormais classique Le Foulard et la République de Françoise Gaspard et Farhad Khoskhokhavar (1995).

[4] Par exemple : il n’est pas inconcevable d’exiger une chevelure abondante et saine visible pour faire la promotion de produits capillaires, ce qui exclut autant les chauves que les femmes voilées.

[5] C’est la raison du refus rédhibitoire de la France de signer la Convention-cadre du Conseil de l’Europe sur les minorités nationales. Les trois autres pays – sur 47 – qui ne l’ont pas signée sont la Turquie, Andorre et Monaco.

[6] Voir l’étude d’Emmanuelle Bribosia et Isabelle Rorive (ULB), qui devrait être actualisée.

[7] À cet égard, on doit regretter la réaction pavlovienne du RAPPEL qui s’en senti obligé de dénigrer toutes les propositions des Assises de l’interculturalité, y compris celle-ci en écrivant : Le Comité (HG : de pilotage) se prononce également en faveur de l’autorisation des signes religieux dans l’enseignement supérieur, laissant ainsi supposer que l’interdiction desdits signes serait inacceptable même pour de futurs enseignants. Le métier d’enseignant exige pourtant le respect de la neutralité telle que définie dans le décret du même nom, notamment en s’abstenant de témoigner en faveur d’un système religieux. Comme si l’enseignement supérieur se limitait aux écoles normales et comme si, même dans ce cas, une interdiction faite aux enseignants de porter des signes convictionnels pouvait s’appliquer anticipativement.