Revenir au site

Paradigme rouge, paradigme vert

Henri Goldman

· BRUXELLES,MONDE

Paradigme : terme issu des sciences humaines mais qui s'est étendu, notamment, au champ de l’analyse politique où il désigne, selon Wikipedia, « une représentation du monde, une manière de voir les choses qui repose sur un fondement défini (matrice disciplinaire, modèle théorique, courant de pensée) ». Vivons-nous en ce moment un changement de paradigme ? Beaucoup le pensent.

L’affaire est d’importance, notamment pour ce qu’on appelle couramment « la gauche », une famille élargie dont je me suis toujours réclamé malgré toutes les ambigüités que ce terme charrie [1]. Dans ses différents courants, la gauche a toujours mis la question sociale au centre de ses préoccupations. Son horizon était la réduction des inégalités sociales, voire l’abolition du système capitaliste qui les alimente. C’était le « paradigme rouge ». Au fil du temps, celui-ci a incorporé d’autres paradigmes, d’autres lectures du monde, mais sans perdre sa position dominante : la question du genre et celle de la « race » lui sont restées généralement subordonnées, même si l’analyse intersectionnelle tente d’introduire de la nuance dans cette affirmation.

Mais avec l’irruption du « paradigme vert », on change d’échelle. Il ne s’agit plus de prendre en compte ce qui divise l’humanité, mais rien moins que d’envisager sa possible disparition. La crise climatique, l’épuisement des ressources naturelles, l’effondrement de la biodiversité mettent en péril l’avenir même du vivant, dont l’humanité n’est qu’une facette interdépendante des autres. Au même titre que « la droite », « la gauche » n’est pas innocente de l’aveuglement qui a longtemps prévalu, l'une et l'autre partageant l’illusion d’une croissance sans limites alimentée par le progrès continu des sciences et des techniques. D’où l’idée qui émerge : le « paradigme vert » serait devenu désormais dominant. Il surdéterminerait le « paradigme rouge ». S'il conserve un horizon anticapitaliste (quoique, comme on le sait, c'est loin d'être le cas de tous les courants qui se réclament de l'écologie), il s’agirait alors d’une inversion complète de l’ancien logiciel de la gauche.

Sur les pas d'André Gorz

Intellectuellement, c’est devenu ma position, notamment sous l'influence d’André Gorz, et c’est pourquoi, dans les années 1990, après un long parcours dans la gauche radicale, je me suis reconnu dans l’écologie politique, du moins dans l’une de ses interprétations.

Mais « intellectuellement », ça ne suffit pas. Si c’est l’humanité, prise globalement, qui met en péril le futur de sa propre existence, il n’y a qu’une autre action humaine qui puisse inverser ce processus. Or, même si je n'en tire pas la même leçon [2], je ne suis pas loin de partager le constat désabusé de François Gemenne interrogé dans Le Soir (30/07/2022) : autour de 2019, avec l’irruption de la génération Greta Thunberg, confesse-t-il, « j’ai cru qu’il serait possible de conscientiser et mobiliser la majorité de la population, en masse, [mais] je n’y crois plus. » Avec amertume, Gemenne fait le constat que, s’agissant du réchauffement climatique, « les gens voient ça un peu comme une “cause”, comme ils sont sensibles à la faim dans le monde, aux droits de l’Homme, pas comme quelque chose qui affecte directement leurs intérêts. En termes d’intérêts, ils font le choix collectif, plus ou moins consciemment, de continuer avec globalement le statu quo. » Donc, inutile d’incriminer uniquement le personnel politique pour son incurie : il est parfaitement en phase avec la hiérarchie des préoccupations de son électorat, qu’il soit populaire ou bourgeois.

Pourtant, dans leurs conséquences sur la vie des humains, les deux paradigmes convergent : les inégalités profondes qu’ils nourrissent se recouvrent presque parfaitement, tant au niveau planétaire qu’au sein de chaque société où ils sélectionnent les mêmes gagnants et les mêmes perdants. Mais ce n’est pas le cas dans la perception qu'on en a, surtout au sein des classes populaires où des aspirations liées au « paradigme rouge » – aspirations qui visent à augmenter la part de ces classes dans le gâteau de la production marchande – continuent à s’imposer en priorité, même quand elles contredisent une prise en compte du « paradigme vert » qui serait pourtant dans leur intérêt bien compris mais qui est trop souvent présenté comme un luxe de bobo.. 

Jouer le rouge contre le vert, ou l’inverse, est le plus sûr moyen d’échouer des deux côtés.

Jouer le rouge contre le vert, ou l’inverse, est le plus sûr moyen d’échouer des deux côtés. C'est un risque qui se profile à Bruxelles comme dans d'autres villes autour de deux dossiers sensibles où les exigences sociales et écologiques semblent se tourner le dos : celui de la mobilité, qui se retourne contre une fraction des classes populaires, et celui du logement social, dont la nécessité criante se heurte au refus justifié de continuer à bétonner les sols. Dans ces deux dossiers, on voit s’opposer, avec pas mal de démagogie électoraliste de part et d’autre, des porte-parole autoproclamés des plus « défavorisés » (je déteste cet adjectif) et des représentants de couches moyennes sur le plan social et plutôt privilégiées sur le plan environnemental.

Si on veut pouvoir un jour dépasser le constat de François Gemenne, il faut cesser de juxtaposer le rouge et le vert comme s'il s'agissait de préoccupations étanches l'une à l'autre. Dans les politiques mises en œuvre, les programmes et les revendications, il faut complètement les encastrer l’un dans l’autre. Aucune mesure sociale ne peut avoir d’effet négatif en matière écologique – ce qu’ont, selon moi, les mesures linéaires de réduction du prix de l’énergie –, aucune mesure environnementale ne peut accentuer les inégalités sociales, même marginalement. Sans doute n’est-il pas facile de tenir ce cap, notamment à cause du fractionnement des responsabilités politiques entre différents ministères. Mais si on veut que la population, dans ses profondeurs, prenne à cœur les questions environnementales comme si sa survie en dépendait, je ne vois pas d'autre chemin. 

[1] Voir l’item « gauche » dans les balises de la revue Politique que j’avais rédigé en 2017 : « La référence à une “gauche” s’opposant à une “droite” évoque des contenus différents selon les lieux et les époques. La palette est large, de Jaurès à Mao, de Blair à Besancenot. On comprend que, surtout dans les jeunes générations, tout le monde ne voit pas l’intérêt de s’accoler une étiquette souvent peu conforme au contenu du flacon. La gauche n’est pas un label de vertu. Si cette revue s’en réclame, c’est surtout par fidélité à une histoire séculaire, celle de l’émancipation du genre humain – des esclaves face à leurs maîtres, des colonisés face aux colonisateurs, des travailleurs face aux capitalistes – et par engagement radical en faveur de l’égalité, en droit et en dignité, de tous et toutes. » 

[2] Pour Gemenne, « si le changement devait arriver, il viendrait plutôt de minorités déterminées, des “minorités agissantes” […]. Ce sont elles qui ont la capacité d’actionner certains leviers et d’entraîner d’autres entités. » 

© Livier Garcia