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L'Ukraine, la gauche, la honte

Henri Goldman

De tout temps, la gauche, dans sa diversité, s’est honorée d'un soutien sans faille aux peuples qui défendaient leur droit à la libre disposition d’eux-mêmes face aux invasions extérieures, face au colonialisme, face au fascisme ou à la dictature. Plus cette gauche était radicale, plus ce soutien s’exprimait avec force, de la guerre d’Espagne à la Palestine en passant par le Vietnam, l’Algérie, la Grèce ou le Chili. Avec l’Ukraine, ce n’est plus le cas. Mais qu’est-ce qui se passe ?

Tout le monde condamne l’agression russe contre l’Ukraine. Je n’ai rencontré personne qui ait de la sympathie pour le régime de Poutine. Mais, à ma stupéfaction, au sein de la gauche anticolonialiste engagée dans la solidarité internationale, il ne fut pas question de se tenir aux côtés d’un peuple agressé en l’aidant à résister, mais de militer « pour la paix » en appelant à privilégier la diplomatie par rapport aux moyens militaires car « la guerre, ça ne règle rien ».

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Lire aussi : Ukraine : solidaires, mais de qui ? (20 mars 2022)
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La diplomatie ? Bien sûr, on y passera. On y est toujours passé. Mais les accords de Paris (1973) qui ont mis fin à la guerre du Vietnam n’ont fait qu’entériner la défaite de l’armée US sur le terrain. Quant aux accords d’Évian (1962) qui marquèrent la fin de la guerre d’Algérie, ils interviennent suite à un revirement politique de la France prenant acte de l’impossibilité de toute victoire militaire ainsi que de l’impopularité de la guerre en métropole. Il y a aussi des contre-exemples : les accords d’Oslo (1993) supposés mettre fin au « conflit israélo-palestinien » n’ont mis fin à rien du tout, et surtout pas à la colonisation qui a continué de plus belle pendant que des diplomates s’affairaient à discuter de la forme de la table autour de laquelle il fallait conclure. 

Chacun sait désormais, en inversant la proposition de Clausewitz, que « la politique – ou la diplomatie – n’est que la continuation de la guerre par d’autres moyens ». Si la guerre continue à fournir des avantages à l’agresseur, pourquoi négocierait-il ? Si personne ne lui résiste sérieusement, si personne ne fait pression sur lui, pourquoi changerait-il d’attitude ? Le monde entier a beau demander poliment à Israël de ne pas aller trop loin tout en le cajolant, pourquoi s’étonner que la colonisation de la Cisjordanie s’approfondisse chaque jour et que l’extrême droite la plus belliqueuse tienne le haut du pavé à Jérusalem ? Pour la Russie, il n’y a aucune raison que ce soit différent.

C’était le plan de Poutine voulant « dénazifier » l’Ukraine en installant un proconsul à Kiev, et il a échoué.

Tout le monde le sait : entre l’Ukraine et la Russie, la guerre se terminera inévitablement par un accord signé. Mais selon quel modèle ? Le modèle allemand de 1940, quand Hitler humilia la France après qu’elle se soit donnée à Pétain ? C’était le plan de Poutine voulant « dénazifier » l’Ukraine en installant un proconsul à Kiev, et il a échoué. Le modèle vietnamien ? Ce n’est pas impossible, si les forces ukrainiennes continuent à refouler les forces d’occupation. Le modèle algérien ? C’est sans doute le plus probable, quand la nomenklatura du Kremlin, avec ou sans Poutine, ne sera plus prête à payer le prix d’une guerre impopulaire qui mine son pouvoir et ses privilèges. Mais dans ces deux derniers cas, il faut que l’Ukraine tienne militairement face à l’armée russe. Et c’est là que la gauche, ma gauche, la plus authentique, la plus fidèle à sa raison d’être, celle qui n’accepte jamais que les forts écrasent les faibles, est dans sa plus grande partie aux abonnés absents [1].

Avec la résistance populaire ukrainienne

Bien sûr, je sais ce qui bloque et qui m’a bloqué dans un premier temps : en prenant une telle attitude, on se retrouve dans le même camp que l’ennemi numéro 1 des peuples : l’impérialisme américain, l’Otan qui avance ses pions vers l’Est, les marchands d’armes qui se frottent les mains. Dans le conflit ukrainien et d’un point de vue géostratégique, deux impérialismes s’affrontent. Mais, même si, au niveau planétaire, celui des États-Unis est encore toujours le plus nocif, ce n’est pas le cas au niveau local. Pour les peuples concernés, c’est l’impérialisme russe, et lui seul, qui les écrase ou les menace. S’il faut compter sur la protection conjoncturelle du camp d’en face, s’il faut lui demander des armes pour éviter que l’ordre poutinien ne règne à Kiev sur le mode de Marioupol, on demandera ces armes. Ce point de vue est celui de toute la gauche d’Ukraine et des pays limitrophes, des organisations syndicales, des féministes, des écologistes, bref de nos ami·es sur place, et ça ne les empêche pas de combattre les orientations néolibérales du gouvernement Zelensky qui ne peuvent qu’affaiblir la résistance populaire.

Notre solidarité doit aller à cette résistance. Notre soutien au gouvernement Zelensky n’est pas aveugle, pas plus que le soutien à la résistance palestinienne n’implique de tout accepter du Hamas islamiste ou du gouvernement corrompu de Mahmoud Abbas. Des actes de fraternisation doivent être posés, comme l’ont fait au mois de juin des syndicats français partis à la rencontre de leurs camarades ukrainiens. L’absence totale d’initiative dans ce sens, le silence embarrassé qu’observe en Belgique le mouvement ouvrier est une honte à mes yeux, exactement comme le fut lors de la guerre d’Espagne la politique de non-intervention du gouvernement du Front populaire se refusant à « mettre de l’huile sur le feu ».

Si, demain, le peuple ukrainien ayant recouvré la maîtrise de son destin devait basculer franchement à droite, la lâcheté d'une certaine gauche européenne face à Poutine n’y sera pas pour rien.

[1] Il y a heureusement des exceptions qui sauvent l'honneur de la gauche. Notamment le Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine (Resu), dont le site est une vraie mine d’argumentaires et d’informations sur la société ukrainienne. On lira ici son manifeste en français, qui appelle au « soutien à la résistance (armée et non armée) du peuple ukrainien dans sa diversité, en défense de son droit à l’autodétermination » ainsi que la liste des signataires francophones. 

Crédit : Retour à l’envoyeur, d’après Bernard Blanc