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Pour en finir avec la laïcité des apparences 

Henri Goldman

· BELGIQUE,FRANCE

En 1989, quand éclatent les premières affaires de foulard dans les lycées français, Lionel Jospin, en sa qualité de ministre de l’éducation nationale, interroge le Conseil d’État. Le 27 novembre, celui-ci prononce un arrêt très clair : pour lui, le port de signes religieux «n'est pas lui-même incompatible avec le principe de laïcité», sauf si ce port est ostentatoire ou revendicatif et constitue «un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande». 

Ce point de vue basculera en 2003 quand le député RPR François Baroin va définir la nouvelle doxa laïque française, qu’il nomme «nouvelle laïcité» et qui va progressivement s’écarter de la laïcité libérale découlant de la loi de 1905. Cela débouchera sur la loi du 15 mars 2004 interdisant les signes religieux à l’école, en renversant la jurisprudence du Conseil d’État.

Entre ces deux dates, il y aura eu le 11 septembre 2001. Ce jour-là, un nouvel ennemi planétaire est venu remplacer l’ogre soviétique que la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989 avait fait disparaître du ring. Naguère, tout syndicaliste, si modéré fut-il, pouvait être accusé de «faire le jeu de Moscou». De la même manière, la plus pacifique des musulmanes qui s’obstinerait à porter le foulard serait suspectée d’être une propagandiste consciente ou inconsciente de la Charia. 

Crainte finalement exagérée. Le 4 juin 2009 au Caire, Barack Obama inaugura sa présidence par un célèbre discours où il déclara : «Voilà pourquoi le gouvernement des États-Unis a recours aux tribunaux pour protéger le droit des femmes et des filles à porter le hijab et pour punir ceux qui leur contesteraient ce droit». Dans la plus grande partie du monde occidental pourtant bien engagé dans la lutte contre le terrorisme islamique, on a pris grand soin d’éviter que la population de religion ou de culture musulmane ne doive en subir le contrecoup par un surcroît de suspicion à son égard. L’expression publique de cette religion ne fut pas refoulée dans la sphère intime. Nulle part on n’a interdit le port du foulard à l’école. En Allemagne, on a même confirmé son autorisation pour les enseignantes. Nulle part on ne dénie l'existence de l'islamophobie. Seule l’extrême droite persista partout à assimiler l’islam au terrorisme, au nom d’une identité nationale menacée.

Une exception franco-belge

Nulle part, sauf dans une petite partie du monde : la nôtre, soit la France flanquée de la Belgique francophone, sa province culturelle du nord. C'est seulement chez nous que l’espace public est saturé depuis vingt ans par des polémiques incessantes autour de l’islam, le plus souvent réduit à sa métaphore vestimentaire, le «voile». C'est seulement chez nous qu’on pourrit la vie d’une fraction de notre population en lui cherchant querelle sur la manière dont ses femmes se présentent en public. Et, chez nous, ce n’est pas seulement l'extrême droite qui alimente ces polémiques. C’est aussi un large pan de la gauche traditionnelle. En Belgique, cette position «française» est naturellement reprise par le plus francolâtre de nos partis politiques, à savoir le parti bruxellois Défi qui puise exclusivement son inspiration outre-Quiévrain alors que le modèle français d’intégration est un des moins performants d’Europe.

Défi est un parti paradoxal. D’inspiration authentiquement libérale, son attachement aux droits humains fait clairement partie de son ADN, surtout depuis l’accession à sa présidence de François De Smet dont l’attitude courageuse face aux revendications des sans-papiers en lutte mérite le respect. Mais on ne se refait pas : ce parti restera toujours imprégné d’idéologie franco-française. Maintenant que les querelles linguistiques sur lesquelles il s’est construit ne font plus recette, Défi a placé la promotion de la laïcité «à la française» au cœur de son identité politique.

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Au Parlement fédéral, en commentant l'échec de sa proposition d’inscrire la laïcité dans la Constitution, François De Smet a plaidé une fois de plus pour cette «neutralité des apparences» qui en constitue la pierre angulaire. Comme je m’étonnais du concept, il m’a courtoisement renvoyé à l’arrêté royal du 2 octobre 1937, repris dans celui du 14 juin 2007 : «Lorsqu'il est, dans le cadre de ses fonctions, en contact avec le public, l'agent de l'État évite toute parole, toute attitude, toute présentation qui pourraient être de nature à ébranler la confiance du public en sa totale neutralité, en sa compétence ou en sa dignité.» Estimant sans doute que le mot «présentation» est ambigu, François De Smet le remplace par «apparences», ce qui est en effet plus clair sauf que ça complique tout. Car, selon Unia, «si tout le monde s'accorde à dire qu'il ne peut y avoir de neutralité sans apparence de neutralité, à ce jour aucun texte législatif n'a défini ce que l'on entend précisément par là.»

Comment définir «le public» ? Celui de Molenbeek est-il «ébranlé» de la même façon que celui de Waterloo ?

Et pour cause : c’est impossible. L'énoncé du droit demande de la précision. Or, comment définir une «apparence neutre» qui ne serait pas «de nature à ébranler la confiance du public» ? Et, surtout, comment définir «le public» ? Celui de Molenbeek est-il «ébranlé» de la même façon que celui de Waterloo ? Le foulard de la préposée Jamila, postulé islamique et donc contraire à la laïcité, pourrait ébranler ma confiance en elle, mais pas celui de Marie qui porte le même foulard mais laisse entendre qu’elle suit une chimiothérapie et n’a plus de cheveux ? Est-ce différent pour la barbe du guichetier Mustapha qui ne peut être que religieuse contrairement à celle de son collègue Kevin qui est catholique et se contente de suivre la mode ? Et si la confiance a priori doit s’indexer sur l'apparence, devrais-je faire plus confiance à Dirk, qui a été candidat pour le Vlaams Belang mais qui n’en porte pas le signe, qu'à Jamila ? Dans le même registre de l’a priori basé sur les apparences, si je suis noir et accusé d’avoir tué un Blanc, devrais-je avoir confiance dans l’impartialité d’un juge blanc – ou l’inverse ? Il n’y a pas de fin à cet enchevêtrement de suspicions.

Toute focalisation sur l’apparence n’est que de la démission devant les préjugés. Évitons de nous mettre à la remorque du délire qui est en train de s’emparer de la France. Pour Jamila et Marie, pour Dirk et Kevin, la seule neutralité qu’on puisse objectiver est celle des actes posés. Et ceux-ci doivent s’attacher à une stricte égalité de traitement entre tous les usagers du service public, quelles que soient leurs caractéristiques physiques ou culturelles, leur origine ethnique ou leur classe sociale. Il y a déjà assez de travail pour y arriver sans en rajouter dans l’a priori des apparences. Qu’en pensez-vous, messieurs de la police ? Si certains jeunes se font contrôler dix fois par jour et pas d'autres, n'est-ce pas justement parce que leur apparence ne serait pas assez neutre à vos yeux et qu'elle les rend coupable a priori ? S'il y a un vrai problème de confiance du coté des agents de l'État, c'est bien là qu'il se trouve.

En manchette : des étudiantes manifestent leur joie devant la Haute école Francisco Ferrer (Ville de Bruxelles) après que deux d'entre elles ont gagné leur procès contre l'établissement. (Photo reprise du mur FB du Collectif des 100 diplomées.)