Une enseignante bien connue en Belgique, adepte militante de la « laïcité à la française », avec qui j’aime bien débattre par ailleurs, nous invite à voir la réalité en face : « il y a un problème avec l’islam aujourd’hui ». À qui s’adresse Nadia Geerts ? À certains de ses élèves et de ses collègues, pour qui, par exemple, on ne saurait parler des crimes islamistes sans évoquer simultanément ceux qui visent les Ouigours, les Rohingyas ou les Palestiniens.
Sur ce point, je suis d’accord avec elle. Quand, de mon côté, j’épingle les crimes israéliens, on m'invite à évoquer en même temps la Tchétchénie, la Syrie… les Ouigours et les Rohingyas, sous peine de passer pour un antisémite qui ne s’intéresserait qu’aux crimes commis par des Juifs (ce qui, vu mes antécédents, serait assez piquant). Mais les crimes des uns ne sauraient excuser ceux des autres et il n’est pas possible de parler de tout en même temps tout le temps.
Elle est aussi confrontée à l’opinion selon laquelle l’islamisme politique « n’aurait rien à voir avec l’islam ». Là, je m’interroge. Évidemment, « ça a quelque chose à voir » ! Mais encore ? Les crimes de Staline ou de Mao « avaient quelque chose à voir » avec le marxisme dont ils se réclamaient. Les attentats terroristes des Brigades Rouges « avaient quelque chose à voir » avec la classe ouvrière puisqu’ils étaient commis en défense de ses intérêts. Les crimes américains au Vietnam « avaient quelque chose à voir » avec la démocratie, puisque c’est en son nom qu’on arrosait les Vietnamiens de napalm. La colonisation française en Algérie « avait quelque chose à voir » avec les valeurs républicaines, puisque c’est pour les promouvoir qu’on torturait dans les commissariats. Le nettoyage ethnique en Palestine « a quelque chose à voir » avec le peuple juif, puisque Netanyahou prétend à tout bout de champ agir en son nom. Et la civilisation occidentale « a quelque chose à voir » avec la tuerie d’Utoya en 2011, puisqu’Anders Breivik a assassiné quelques dizaines de jeunes Norvégiens pour défendre cette civilisation [1].
Quelle conclusion tirer de cette énumération ? Ceci : qu’aucun corpus idéologique – la démocratie, le socialisme, les droits humains, la laïcité, l’islam… – n’est chimiquement pur.
Quelle conclusion tirer de cette énumération ? Ceci : qu’aucun corpus idéologique – la démocratie, le socialisme, les droits humains, la laïcité, l’islam… – n’est chimiquement pur. Si vous vous demandez « ce que dit le marxisme », vous trouverez auprès des marxistes des interprétations très différentes, pourtant à partir des mêmes textes. Qui fera l’arbitre ? En fin de compte, ce que dit vraiment le marxisme, c’est ce que les marxistes disent qu’il dit. Dans le grand écart entre Philippe Moureaux et Pol Pot, se réclamant tous les deux du marxisme, il y a de la marge. Pareil pour l’islam : certains y voient une religion tolérante affirmant « nulle contrainte en religion » (verset S2,256), d’autres l’injonction à soumettre les infidèles et à tuer les apostats. Bref, ce que dit vraiment l’islam, c’est ce que les musulmans disent qu’il dit, et ils disent des choses bien différentes. Ne faisant pas partie de la corporation des islamologues de café du Commerce qui s'estiment qualifiés pour faire le tri, je ne peux constater que ceci : la diversité des lectures qui sont faites d’un même texte en dit long sur l’élasticité de la référence et sur la plasticité de son exégèse.
Un nouveau maccarthysme
Comme les fameuses « frappes chirurgicales », les généralisations abusives font beaucoup de victimes collatérales. Il y a 70 ans, lors d’une époque troublée qu’on appela la Guerre froide, des défenseurs du « monde libre » sous leadership américain avaient affirmé que « il y avait un problème avec la gauche » en assimilant tout syndicaliste un peu turbulent à la tyrannie stalinienne qui sévissait alors en URSS et s’exportait dans les pays voisins. Aux États-Unis, cela donna le maccarthysme et la « chasse aux sorcières » où des militants de gauche, s’ils voulaient garder leur emploi, durent se frapper la poitrine en public en jurant leurs grands dieux qu’ils n’étaient pas membres du parti communiste tout en dénonçant leurs amis. En Europe, la CIA finança la création de syndicats modérés qu’elle contrôlait pour faire pièce à des organisations jugées trop revendicatives et donc suspectes pour la même raison.
En ce moment, j’ai des ami·es musulman·es, démocrates jusqu’aux bout des ongles, qui sont accusé·es sans la moindre preuve par des procureurs d'opérette d’appartenir aux Frères musulmans. Leurs dénégations ne font que confirmer l’accusation, car, c’est bien connu, les Frères musulmans sont orfèvres dans l’art de la dissimulation. Et pourtant, ils et elles sont mieux placé·es que quiconque pour contrer l’islamisme politique « de l’intérieur ». Mais où ce nouveau maccarthysme va-t-il nous mener ?
[1] Dans sa carte blanche, Nadia Geerts écrit ceci : « Je cherche en vain dans ma mémoire un attentat, un seul, commis ces vingt dernières années sur le sol européen par un juif, un végan ou un bouddhiste radicalisé, mais passons : il ne faut pas stigmatiser. » Suggère-t-elle que seuls des musulmans ont commis des actes terroristes depuis vingt ans ? Dans ce cas, sa mémoire lui joue des tours. Anders Breivik, Hans Van Themsche qui fit un carton dans les rues d'Anvers, les auteurs de l’attentat antisémite de Halle, dans la Saxe, ou l’assassin des parents de Kenza Isnasni à Schaerbeek étaient tous des Européens « de souche ». Mais je me garderais bien d'en tirer la moindre conclusion : il ne faut pas stigmatiser.
En manchette : Enfants au Quartier maritime, Molenbeek-Saint-Jean (2020). Photo : Lieven Soete, via Flickr