La semaine passée, on apprenait qu’à l'école primaire n° 11 de Molenbeek, un enseignant avait été suspendu pour avoir montré à des élèves de dix ans une caricature du prophète de l’islam agenouillé, les fesses et les parties génitales à l’air et une étoile fichée dans l’anus. Là-dessus, l’hyperkinétique Georges-Louis Bouchez, président du Mouvement réformateur (droite), monta au créneau : « La liberté d’expression doit être absolue » et l’attitude de la commune était une « dangereuse attaque à la liberté d’expression des enseignants » (DH, 2/11) [1].
Et s’il s’agissait de tout autre chose que de la liberté d'expression ?
En Europe, celle-ci est particulièrement bien protégée. Pour la Cour européenne des droits de l’homme, « La liberté d'expression […] vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur, ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'État ou une fraction quelconque de la population. » « La liberté journalistique comprend le recours possible à une certaine dose d'exagération, voire de provocation. » Un État démocratique doit « tolérer la critique, même si elle est provocatrice et insultante » [2]. Ces prescrits s’appliquent parfaitement aux fameuses caricatures danoises. Mais il ne s’ensuit nullement que les autorités publiques ont l’obligation morale de transformer de telles caricatures, à bien des égards « provocatrices et insultantes », en objets de culte qu’il s’agirait d’honorer dans toutes les écoles de France, de Navarre et d’ailleurs, indépendamment du contenu qu’elles véhiculent.
À moins que, précisément, c’est ce contenu qu’on veuille promotionner. Et que la défense de la liberté d'expression ne soit qu'un prétexte.
Car, contrairement à ce qu'on entend partout désormais, la liberté d'expression est rarement un absolu dans nos contrées. Elle doit souvent composer avec d'autres exigences tout aussi légitimes, au terme d'arbitrages délicats. Ainsi, le jeudi 25 avril 2019, le New York Times publia dans son édition internationale cette caricature d’un dessinateur portugais, António Moreira Antunes, reprise de l’hebdo de référence l’Expresso. Croqué en teckel, Benyamin Netanyahou guide Donald Trump qui porte des lunettes noires. Immédiatement, les autorités israéliennes et leurs supporters dénoncèrent cette « abjecte publication digne de la propagande nazie ». Le dimanche 29, le New York Times se confondit en excuses, reconnaissant le caractère antisémite de ce dessin qui avait échappé à sa vigilance, et le retira de son site.
Il faut pourtant beaucoup d’imagination pour voir de l'antisémitisme dans ce dessin. La dénonciation est clairement politique. Mais le NYT estima qu'un dessin critique ne valait pas le risque d'un incident diplomatique et qu'il était plus intelligent de s'écraser. Je ne discute pas ici ce choix, mais on ne se souvient pas que les champions français de la liberté d'expression aient alors vigoureusement protesté contre cette scandaleuse pression d'un État voyou et qu'ils aient republié le dessin contesté en solidarité.
La liberté d'expression a bon dos
Si les caricatures danoises eurent un autre destin que le dessin du NYT, c'est qu'elles furent récupérées et imitées [3] pour un autre objectif que celui de faire un bon coup éditorial. Elles blessent la sensibilité musulmane ? Tant mieux, profitons de l'aubaine ! Sous le couvert hypocrite de la liberté d’expression érigée en valeur suprême – une liberté pourtant si souvent muselée au nom de la sécurité –, l'exhibition ad nauseam des caricatures permet de signifier à la minorité musulmane française qu’elle doit faire profil bas et encaisser sans broncher l’humiliation. Elle est même invitée à les applaudir pour bien montrer qu’elle a intégré les « valeurs républicaines » et qu'elle est digne d'occuper un strapontin dans la catho-laïcité française. La moindre réserve sera assimilée à de la complicité objective avec le terrorisme et traitée comme telle. Cette démarche illustre bien la névrose de l'altérité qui mine la société française.
Il ne faut sûrement pas les aborder comme l’objet d’un nouveau culte, avec ses prêtres et ses prêtresses, son rituel et ses martyrs.
Alors, peut-on montrer les caricatures en classe ? Je ne me sens pas qualifié pour en juger, mais il me semble que oui, à l'instar de Samuel Paty, comme un fait d’actualité incontournable qu’il y a lieu de décortiquer et de discuter : quand, pourquoi, comment ? Mais il ne faut sûrement pas les aborder comme l’objet d’un nouveau culte, avec ses prêtres et ses prêtresses, son rituel et ses martyrs, où le clergé des défenseurs autoproclamés de la liberté d’expression aurait le droit d’excommunier quiconque ne se prosternerait pas devant les nouveaux fétiches, comme ça en prend le chemin. Bref, dans le cadre d'un vrai cours d’actualité qui sollicite et valorise l’esprit critique, dans l’esprit de la Lettre aux instituteurs de Jules Ferry (1883) et des arrêts de la Cour européenne qui constituent d'utiles antidotes à la pensée unique. Pas dans un nouveau cours de religion.
[1] Pour info, la commune de Molenbeek est dirigée par Catherine Moureaux, une socialiste « inclusive » ; le conseil communal compte une nette majorité (socialistes mais aussi écologistes et gauche radicale pourtant dans l'opposition) en faveur de l'ouverture de la fonction publique communale aux musulmanes qui portent le foulard.
Je précise que je n’ai aucune opinion sur les faits évoqués et sur la nature exacte et la proportionnalité de la sanction, n’en connaissant que ce qui a transpiré dans la presse. Ce n’est pas mon sujet, seulement la porte d’entrée.
[2] Ces citations sont extraites des arrêts Handyside (1976, Grande-Bretagne), Haes et Gysels (1997, Belgique) et Ozgür Gundem (2000, Turquie).
[3] La caricature montrée à l'école de Molenbeek fut publiée dans Charlie en 2012.
Post-scriptum, 8 novembre : Certain·es correspondant·es estiment que mon dernier paragraphe est en retrait de ce qui précède. À juste titre. J'aurais dû à tout le moins préciser que, s'il s'agit d'examiner des caricatures, il ne peut jamais être question de se limiter à une seule, ou à une seule veine.
Comme me l'écrit un directeur d'école retraité, « En ce qui me concerne, je trouve tout à fait maladroit, indélicat et peu pédagogique d'utiliser cette caricature avec des enfants de 10 ans. Si on se sent obligé (par qui ?) de travailler ce thème avec des élèves de cet âge-là, on n'a que l'embarras du choix. Autre chose est de le faire avec de grands ados et avec un panel de caricatures qui soulèvent d'autres questions d'actualité.»
J'approuve aussi ce qu'a écrit Alain Lipietz dans son commentaire ci-dessous : « On peut l'étudier en classe comme les photos des expos anti-juives sous Pétain, mais pour décortiquer avec les élèves à quel point ils sont ignobles et ce qu'ils disent d'une société et d'une époque qui les a produits. »
En manchette : école primaire n°11, chaussée de Ninove, Molenbeek-Saint-Jean