Que dire d'utile face au cycle infernal de la vengeance qui, en Israël/Palestine [1], est en train d'être relancé à une échelle que notre génération n'aura peut-être jamais connue ? Mais comment se taire quand ceux qui s'expriment en notre nom ne trouvent rien de mieux à faire que de prendre le parti d'une des deux factions criminelles qui se font face ? Je voudrais dire ici ma honte de vivre dans une commune où, fait unique en Belgique à l'exception d'Anvers, sur la façade de la maison communale flotte encore aujourd'hui un drapeau israélien au moment même où un million de Gazaouis sont forcés à l'exode dans ce qui constitue le plus grand nettoyage ethnique de ce début de siècle. Ces enfants déracinés, ces vieillards arrachés à leur foyer, ces malades morts dans leur hôpital bombardé ne méritent-ils pas autant de compassion que les victimes innocentes du raid barbare commis par le Hamas samedi dernier ?
Là-bas, la situation évolue d’heure en heure. Ici, le plus souvent, les mots remplacent heureusement les armes. J'ai eu envie de m’attarder sur une bataille sémantique qui fait rage, depuis l’action meurtrière du Hamas contre la population civile israélienne, autour du qualificatif « terroriste ». Que recouvre-t-il vraiment et, surtout, à qui, à quoi doit-il s’appliquer : aux actes commis ou à leurs auteurs ? Ce n’est pas une question de détail.
Autour d’Israël/Palestine, on sait à quel point les émotions sont sollicitées. Raison de plus pour être précis dans les termes utilisés. Or, le terme « terroriste » ne dispose d’aucune qualification juridique indiscutable. Comme le juriste de l'ULB François Dubuisson a pu l'établir dans une analyse fouillée, cette notion est passablement élastique. Dans son utilisation courante, elle a surtout des effets de délégitimation ciblée. Ainsi, un attentat individuel sera qualifié de terroriste quand son auteur aura crié Allah Akbar, mais pas dans le cas de cet autre meurtre inspiré par le racisme et les idées d'extrême droite où le terme n'a jamais été prononcé. Le flou est encore plus grand quand il s'agit de qualifier, non seulement l'acte, mais aussi l'auteur de l'acte. Il est pourtant parfaitement possible de condamner l'un et l'autre sans la moindre ambiguité en évitant d'utiliser un terme aussi équivoque, comme l'a fait par exemple Clémentine Autain, députée de La France Insoumise, bien mieux inspirée ici que son chef de file.
Il eut été sans doute préférable de s'en tenir à des notions mieux établies dans le droit international humanitaire, comme celle de crimes de guerre.
Il eut été sans doute préférable de s'en tenir à des notions mieux établies dans le droit international humanitaire, comme celle de crimes de guerre. Mais le terme « terroriste » est entré dans le vocabulaire courant et il n'est pas près d'en sortir. Or, si la définition des actes terroristes pourrait faire consensus, c'est plus compliqué quand il s'agit de caractériser les organisations qui les auraient commis.
Pourquoi est-ce compliqué ? Parce que de tels actes sont principalement commis par des auteurs dont l'activité ne se réduit pas à ces actes. C'est notamment le cas du Hamas. Celui-ci n'a plus rien à voir avec un petit groupe djihadiste comme il en pulule. Depuis 17 ans et les élections qui l'ont conduit au pouvoir à Gaza, cette organisation gère un proto-État peuplé de plus de deux millions d’habitants. Elle y assure, pour le meilleur et pour le pire, l’administration, les services publics, la justice, les finances, la sécurité intérieure et la diplomatie. Ces tâches indispensables mobilisent probablement beaucoup plus de membres du Hamas que ses actions armées.
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Lire aussi : Palestine : une critique du Hamas (25 mai 2021)
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C'est le cas pour le Hamas… mais aussi pour l'État d'Israël lui-même dont l'histoire est jalonnée d'actes où des civils non belligérants ont été pris pour cibles : en vrac, Deir Yassin (1948), Kafr Qassem (1956), Sabra et Chatila (1982), Huwara (2023) ainsi que les multiples opérations meurtrières sur Gaza, sans oublier la Grande marche du retour en 2018-2019 et l'opération qui est en cours en ce moment-même. Toutes ces opérations ont fait l’objet de dénonciations publiques plus ou moins virulentes, mais personne ne s’est jamais risqué à traiter Israël d’État intrinsèquement terroriste, avec toutes les conséquences que ça aurait impliqué : rupture de toutes les relations diplomatiques, économiques et commerciales et poursuites judiciaires à l’encontre de ses représentants.
Parallèle
Au fil du temps, la dynamique palestinienne et le système politique israélien ont produit des directions qui se ressemblent étrangement : pétries d'idéologie suprémaciste et insensibles aux droits humains dans les conséquences de leurs actes. L’Union européenne a pris parti. Elle a placé le Hamas sur une liste purement politique des associations terroristes. Ce n'était pas une bonne idée car ça lui interdit de peser sur son évolution. Or, après l'IRA en Irlande du Nord et l'ETA au Pays basque, ce n'aurait pas été la première fois qu'une organisation nationaliste pratiquant le terrorisme, mais enracinée dans son peuple, aurait fini par y renoncer dès qu'une issue politique se serait dégagée. Oui, on en est loin aujourd'hui.
En revanche, l'UE n'a jamais envisagé la moindre mesure de rétorsion à l'égard de son adversaire symétrique, l’État d’Israël. Mais selon quels critères objectifs les avoir différencié ? Le nombre de victimes civiles ? Là, Israël a une belle longueur d’avance. Les discours qui les justifient et qui définissent les objectifs ? On a longtemps, et à juste titre, objecté la charte du Hamas et son but d’établir un État islamique sur toute la Palestine et donc de détruire « l’entité sioniste » [2]. Mais, après des années d’enfumage autour d’un « processus de paix » qui n’aura finalement servi qu’à faire oublier la réalité de la colonisation, les dirigeants israéliens actuels ont tombé le masque : terminé la « solution à deux États » qui n’était sans doute qu’un rideau de fumée, ils veulent toute la terre de Palestine pour eux et de préférence sans Arabes dessus. Antisémite, le Hamas ? Sans doute. Mais, en face, on se lâche désormais complètement. Il y a quarante ans, c’était un rabbin folklorique connu pour ses propos imagés qui déclarait que « les Arabes sont des serpents que Dieu regrette d’avoir créés ». Maintenant, c’est un ministre en exercice qui tient des propos du même ordre. C’est de la rhétorique sans conséquence ? Peut-être, mais pourquoi la prendre au sérieux d’un côté et la relativiser de l’autre ? Et donc pourquoi ne pas traiter les deux protagonistes selon les mêmes critères ?
Pour beaucoup d'observateurs, le Hamas et Netanyahou sont également détestables. Ce qui leur donne du crédit chacun de son côté, c'est pour le premier le désespoir abyssal où est plongé le peuple palestinien qui n'a plus rien à perdre, pour le second l'ivresse de pouvoir tout se permettre. Mais ils ne sont l'un et l'autre que des expressions, espérons-le provisoires, de peuples qui, pour leur part, ne sont absolument pas dans des positions symétriques. Le peuple juif d’Israël se pense et se vit à l’européenne et, même dans sa fraction libérale, semble indifférent au sort du peuple palestinien qui, à quelques kilomètres de chez lui, est occupé, assiégé, réprimé, humilié par une armée où servent ses enfants, privé de ses droits fondamentaux et victime d’un apartheid désormais avéré. L'Europe devrait d'abord s'interesser au sort de ces peuples, en veillant à rééquilibrer la balance du côté de la justice et de l’égalité en droit et en dignité pour tous les êtres humains présents sur cette terre meurtrie. En entretenant, sans jamais la remettre en cause, une relation privilégiée avec le gouvernement qui siège à Jérusalem, elle fait exactement l’inverse.
[1] Israël/Palestine et non Israël et la Palestine. Car il s’agit bien d’un même territoire, qui s’étend la Méditerranée au Jourdain, sur lesquels vivent deux peuples de plus en plus imbriqués l’un dans l’autre.
[2] Bien que cet objectif ait été renvoyé à la prochaine génération, les dirigeants du Hamas affirmant leur disposition à établir une trêve prolongée pour autant qu’Israël se retire des territoires occupés en 1967.
En manchette : Enfants de Gaza, Hosny Salah (Pixabay)