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Toujgani : une hypothèse

Henri Goldman

· BELGIQUE

Séisme à Molenbeek : on apprend que Mohamed Toujgani, imam principal de la mosquée Al Khalil de la rue Delaunoy – la plus importante de Belgique par le nombre des fidèles (en manchette) –, président de la Ligue des imams et personnalité respectée dans la communauté musulmane, vient de se voir retirer son titre de séjour en Belgique après quarante ans de présence sur le territoire par le secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration Sammy Mahdi sur base d’un rapport accablant de la Sureté.

J’aimerais bien lire ce rapport car, au vu de ce qui en transpire, cette décision est incompréhensible : si les prêches de Mohamed Toujgani « menacent la sécurité nationale », ce n’est pas d’hier. Il me semblait au contraire que sa personnalité était appréciée des autorités qui faisaient régulièrement appel à son crédit moral pour calmer les jeunes qui pouvaient être séduits par « les appels au djihad ». L’ancien ministre de la Justice Koen Geens, du même parti que Sammy Mahdi, ne s’était pas privé de lui rendre hommage pour cette raison.

Par ailleurs, le fait que l’imam professait une version particulièrement conservatrice de l’islam, notamment pour ce qui concerne la place des femmes, n’était un mystère pour personne et n’avait pas l’air de déranger jusqu’à ces derniers mois les agents de la Sureté chargés de le surveiller. 

Mais un dernier reproche mis en évidence m’a mis la puce à l’oreille. Toujgani aurait tenu des propos antisémites appelant à « brûler des Juifs », ce qui serait évidemment insupportable. Ce n’est pas exactement ce qu’il a dit [1], mais ce qui retient surtout l’attention c’est la date : 2009. Or, à ce moment-là, aucune plainte n’est déposée contre lui et personne ne songe à lui retirer son titre de séjour. Alors pourquoi aujourd’hui, onze ans plus tard ?

À ce moment-là, aucune plainte n’est déposée contre lui et personne ne songe à lui retirer son titre de séjour. Alors pourquoi aujourd’hui, onze ans plus tard ?

Personnellement, je ne connais pas M. Toujgani. Je ne sais de lui et de la mosquée Al Khalil que ce qu’en disait le professeur Felice Dassetto dans L’iris et le croissant (2011) : il s’agit de la principale tête de pont de l’islam marocain officiel en Belgique. Le fait que cette mosquée, malgré son rayonnement, n’ait jamais demandé sa reconnaissance par l’État belge la rendait dépendante d’autres sources de financement. Cette allégeance impliquait les conditions de base que le pouvoir marocain impose à tous ses obligés : on ne touche pas à la monarchie ni à l’islam, sachant que le roi du Maroc est le Commandeur des Croyants. Et on relaie les intérêts diplomatiques du Maroc, par exemple en ce qui concerne l’annexion du Sahara occidental.

Ce véritable deal a toujours bien convenu aux autorités belges qui se sont appuyées sur le Maroc et la Turquie quand il a fallu donner un cadre à l’islam de Belgique. C’est ce qu’on a appelé l’islam des ambassades. Le Maroc et la Turquie n’ont jamais renoncé à contrôler leurs ressortissants qui conservaient leur nationalité d’origine même en devenant belges. La Belgique leur a abandonné volontiers ce contrôle, d’autant plus que le Maroc comme la Turquie se révélaient des alliés précieux dans la lutte contre le terrorisme et, accessoirement, contre l’immigration illégale. Évidemment, sous-traiter le flicage des deux plus grosses communautés d’origine immigrée à des États autoritaires en fermant les yeux sur leurs pratiques, cela avait un prix. Ce prix fut notamment payé par Ali Aarrass, citoyen belgo-marocain qui fut abandonné pendant douze ans à la paranoïa sécuritaire marocaine en étant privé de toute protection consulaire. 

Mais, au Maroc, la situation politique évolue. Les années 2000 ont connu la montée puis le déclin du Parti de la justice et du développement (PJD), un parti islamiste respectueux du cadre monarchiste. Le PJD fut appelé à constituer le gouvernement en 2011 mais en sera chassé en 2021 après des élections catastrophiques pour lui. Désormais, le pouvoir est détenu à Rabat par des partis entièrement contrôlés par le Makhzen (la caste bureaucratique proche du Palais).

Les « accords d'Abraham »

Mais, avant de quitter le pouvoir, le PJD avait entamé un tournant à 180° dans les relations du Maroc avec Israël. Sous la pression américaine, et en échange de la reconnaissance par les États-Unis de la « marocanité du Sahara » pourtant contraire au droit international, le Maroc va complètement normaliser ses relations avec Israël sans aucune contrepartie concernant les droits des Palestiniens. Ce virage était pris dans la foulée des « accords d’Abraham » sous parrainage étatsunien par lesquels quelques dictatures arabes décidaient de tourner le dos à une longue tradition de solidarité populaire avec le peuple palestinien.

D’où mon hypothèse : pour faire accepter par ses ressortissants à l’étranger un revirement d’une telle violence symbolique, le Maroc devait faire le ménage dans ses relais au sein de ses diasporas. Plus question désormais de parler encore à tort et à travers des « sionistes oppresseurs » qui sont devenus nos copains. Les autorités marocaines ont fait passer le message aux autorités belges : Toujgani, il a fait son temps. Merci de bien vouloir nous en débarrasser. À nos bons alliés du makhzen, on ne peut rien refuser. On s’est donc exécuté. Sans ce signal, je doute qu’on aurait pris le risque d'y toucher. 

Ce n’est qu’une hypothèse. Aux vrais journalistes de la creuser.

[1] Les propos auraient été tenus en arabe en 2009 lors de l’opération « Plomb durci » de l’armée israélienne contre Gaza. En voici la traduction fournie par son avocat : « Seigneur, déverse la frayeur dans le cœur des sionistes oppresseurs. Fais que le sang des martyrs soit une arme sous les pieds de l’oppresseur et fais qu’il soit un feu ardent qui les brûle et un vent qui les fustige. Fais disparaître leurs factions et leur étendard ». Si la traduction est correcte, cette emphase grandiloquente est courante dans une certaine rhétorique où on menace d’arracher les yeux des enfants qui ne vident pas leur assiette.