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« Voile » : de la lâcheté du politique

Henri Goldman

· BELGIQUE

En 2009, pour contourner l’incapacité du monde politique de se positionner clairement sur la «question du voile», la ministre de l’Égalité des chances Joëlle Milquet (CDH) avait mis en place des Assises (fédérales) de l’interculturalité en renvoyant la patate chaude à la société civile. Un comité de pilotage animé par deux femmes remarquables, Christine Kulakowski, directrice du Centre bruxellois d’action interculturelle, et Marie-Claire Foblets, professeure à la KULeuven, pris ses responsabilités. Un rapport final aborda toutes les questions qui fâchent, éclairé par les apports de multiples expert·es. Ce rapport ne fut pas voté à l’unanimité et fut flanqué de deux notes de minorité de membres du comité de pilotage, l’une signée par le professeur Édouard Delruelle estimant les propositions trop «inclusives», l’autre par Naïma Charkaoui, alors directrice du Minderhedenforum, qui formulait une critique inverse. (La composition du comité de pilotage est à la page 120 du rapport.)

Toute la polémique actuelle sur les «signes convictionnels» à la Stib fut abordée de front (pages 78 à 81). Voici les principaux extraits du rapport qui ont trait à cette question. (On se reportera au texte complet qui apporte des précisions utiles.)

Les signes convictionnels dans les services publics

«[…] il s’agit de s’entendre de manière non équivoque sur le sens à donner au concept de neutralité, et notamment sur la distinction qui peut être faite entre les actes des agents et leur apparence. Et c’est exactement sur ce point que différentes positions se sont manifestées dans la société ainsi que dans le droit, puisque la jurisprudence est divisée sur la question. 

On peut en dénombrer quatre :

Position 1 : interdiction du port de signes convictionnels pour tous les agents. 

Position 2 : interdiction limitée aux agents en contact avec le public. 

Position 3 : interdiction limitée aux agents investis d’une fonction d’autorité.

Position 4 : autorisation généralisée. 

Bien que divisé sur cette question à l’image de la société, le Comité de pilotage rejette l’option 2 (interdiction du port de signes convictionnels limitée aux agents en contact avec le public) comme compromettant l’égalité entre agents sans pour autant garantir l’impartialité du service public. Les trois autres positions trouvent des partisans au sein du Comité de pilotage. 

Toutefois, pour une majorité des membres du Comité de pilotage, et sans renier leur position de départ, le fait de devoir trancher d’autorité entre plusieurs positions dont deux sont radicalement opposées ne saurait constituer un élément d’apaisement dans une situation tendue. Il s’agit aussi de proposer un point de vue qui soit jugé acceptable à la fois par une majorité de notre population et par les groupes les plus exposés à la discrimination et à la stigmatisation. 

C’est pourquoi, dans cette question sensible, le Comité de pilotage se rallie à la position 3 comme une position de compromis et invite le législateur à s’en inspirer. Cette position formule donc une autorisation généralisée du port de signes convictionnels pour tous les agents de la fonction publique (peu importe qu’ils soient en contact ou pas avec le public), à l’exception d’une exigence de neutralité exclusive d’apparence aux seules fonctions qui disposent d’un pouvoir de coercition à l’égard des citoyens ou dont les décisions peuvent affecter de façon majeure leur existence. 

Le Comité de pilotage insiste sur le caractère restrictif de l’exception et de l’interprétation qui doit lui être donnée : la notion de «fonction d’autorité» se limite à l’évidence aux fonctions régaliennes : armée, justice, police. Pour certains membres du Comité de pilotage, il convient à tout le moins d’y inclure également les enseignants de l’enseignement obligatoire. Mais cette position n’est pas défendue par l’ensemble du Comité de pilotage.

En matière de port de signes convictionnels par les agents des services publics, le Comité de pilotage préconise une liberté générale du port desdits signes, avec une interdiction limitée aux seuls agents investis d’une fonction d’autorité. Des textes légaux devraient définir de manière non équivoque les fonctions (certainement police, justice, armée) visées par cette interdiction

Classement vertical

Le rapport des Assises, qu’il s’agisse de cette question ou d’autres, ne sera discuté dans aucune enceinte politique. Elles avaient impliqué des personnes issues du monde laïque et des courants religieux, des représentants des différents groupes ethnoculturels et du monde académique, francophones et néerlandophones. Avec courage et un «sens de l’État» très peu présent dans le monde politique – mais que l’absence de sanction électorale rendait possible –, ils et elles avaient pris au sérieux leur mandat d’arriver coûte que coûte à un résultat, sachant qu’il ne pourrait satisfaire complètement personne. 

Ce résultat est bien une position de compromis entre une position «à la française» de neutralité exclusive radicale et une position «anglo-saxonne» toute inverse : au Royaume-Uni, personne ne trouve rien à redire à ce que des policières portent un hijab, au Canada, certains agents de la police montée portent le turban sikh (et même des ministres, voir photo en manchette), en Allemagne, le port du foulard est autorisé pour les enseignantes. Il faudrait cesser, dans notre Belgique francophone, de nous considérer comme une province culturelle de la France et d’importer ses débats souvent pénibles. Celle-ci promeut une position limite sur les questions de neutralité/laïcité qui n’est partagée nulle part ailleurs et qui n’est vraiment pas un modèle en matière de «vivre-ensemble». Tant qu’à chercher l’inspiration, on pourrait peut-être aller voir dans d'autres pays.

Ce n’était pas la première démission du politique. En 2005, le déjà remarquable rapport de la Commission du dialogue interculturel avait subi le même classement vertical. La preuve de cette incapacité n’étant plus à démontrer, s’en remettre à des décisions de Justice pour trancher le nœud gordien n’est sans doute pas glorieux. Mais puisque le recours à la société civile qui, avec les Assises, avait preuve d’un haut sens des responsabilités, est lui aussi récusé, je ne vois pas d’autre voie pratiquable, ne fut-ce que pour une période de test de quelques années. L’urgence sociale et environnementale devrait nous interdire de perdre encore de l’énergie dans des batailles identitaires particulièrement inflammables dont on sait déjà d’expérience qu’il ne sortira rien.