Dans Le Soir du 7 juin, Édouard Delruelle justifiait par un exemple son option pour la neutralité exclusive [1] : «Une présidente de CPAS qui pratiquait une politique inclusive m’a expliqué qu’un jour, lorsqu’une agente voilée est arrivée, les bénéficiaires ont compris qu’il y avait désormais un guichet pour les musulmans. Tous les musulmans allaient dès lors vers ce guichet-là et les autres attendaient leur tour à un autre. Ça, c’est évidemment inacceptable.»
Je complète le tableau. Au guichet suivant, le préposé, prénommé Hamza, arborait une barbe qui ne faisait planer aucun doute sur sa conviction religieuse. Devant lui, la file était aussi longue que chez sa collègue. Qu’aurait-il fallu faire ? Difficile techniquement de lui demander de retirer sa barbe au travail, comme on se permet de le demander aux femmes. L’obliger à se raser ? Outre l’incongruité de la demande, pourquoi lui et pas son autre collègue Kevin qui porte exactement la même barbe, à moins qu’on ne le suppose secrètement converti à la religion musulmane ?
Au guichet suivant, la file s’allonge devant Mamadou : tous les bénéficiaires d’origine subsaharienne s’imaginent sans doute qu’ils seront mieux traités chez lui que chez d’autres préposés. Mais «ça, c’est évidemment inacceptable». De même que la grande réticence d’autres bénéficiaires d’origine marocaine à faire spontanément confiance à David, à cause du contentieux bien connu qui oppose Juifs et Arabes. Ou à Marie-Caroline, dont le foulard Hermès et le sac Vuitton suggèrent qu’elle ne doit pas comprendre grand-chose à la misère humaine. Enfin, au dernier guichet se trouve Dirk qui a été candidat sur une liste du Vlaams Belang. C’est bien son droit et, jusqu’à nouvel ordre, ça ne débouche pas sur un interdit professionnel. Mais ça ne donne pas une grande envie aux personnes racisées de lui confier leurs problèmes.
La force des préjugés
Toutes ces situations, dont aucune n’est absurde, montrent sur quelle pente on s’engagerait en s’alignant sur la force des préjugés, lesquels varient d'une personne à l'autre. En matière de neutralité et d’impartialité (deux termes qui ne sont pas synonymes), la focalisation sur l’apparence mène à des absurdités sans fin. Il n’y a aucun critère objectif pour mesurer la neutralité d’une apparence. Quant à l’impartialité, elle ne se présume pas, elle se vérifie dans les actes. Si Dirk ne discrimine aucune des personnes dont il traite le dossier (et j’espère bien que sa hiérarchie sera particulièrement attentive), s’il respecte la première règle du service public qui postule l’égalité de traitement, il n’y aura rien à lui opposer. Heureusement, les préjugés, qu’ils soient fondés ou non, n’ont pas encore valeur règlementaire dans un État de droit.
À mes yeux, cette démarche «inclusive» devrait valoir pour toutes les fonctions, et pas seulement pour les subalternes. Donc aussi pour les fonctions dites d’autorité. Or, dans le débat actuel, certaines voix qui plaident pour la neutralité inclusive sont pourtant disposées à en faire des exceptions. C’était notamment le point de vue final des très fécondes Assises de l’interculturalité (2011).
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Lire aussi : Voile : de la lâcheté du politique (1er juin 2021)
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Sa réflexion fut directement inspirée du rapport « Fonder l’avenir : le temps de la conciliation » publié en 2008 sous la direction du sociologue Gérard Bouchard et du philosophe Charles Taylor à la demande du gouvernement du Québec. Il s’agit d’un document remarquable que toute personne s’intéressant aux questions interculturelles devrait s’approprier. Au terme d’un plaidoyer solidement argumenté pour une neutralité inclusive (page 149 à 151), le rapport concède : «Nous croyons que l’imposition d’un devoir de réserve à cette gamme limitée de postes représente le meilleur équilibre pour la société québécoise d’aujourd’hui. Il s’agit des postes qui représentent de façon marquée la neutralité de l’État ou dont les mandataires exercent un pouvoir de coercition». En note, le rapport précise les postes en question : «Président et vice-présidents de l’Assemblée nationale, juges et procureurs de la Couronne, policiers et gardiens de prison». C'est tout.
Un compromis culturel
Sur le plan des principes, cette restriction déroge à la démarche de la neutralité inclusive qui récuse le critère de l’apparence. Elle ne me réjouit donc pas. Mais elle me semble acceptable politiquement comme base d’un compromis culturel susceptible de rallier un large consensus, surtout dans une société telle que la nôtre qui est moins disposée que la société canadienne à la reconnaissance de la diversité culturelle. Un tel compromis concernerait plus de 90 % des emplois, ce qui changerait complètement les perspectives professionnelles des femmes musulmanes qui portent le foulard. Il serait susceptible d’évoluer dans le temps si, comme j’en suis sûr, cette avancée démontre à quel point certaines craintes sont infondées. L’examen des fonctions d’autorité susceptibles de dérogation devrait déboucher sur une liste fermée aussi courte que possible, pour éviter que des petits chefs ne l’allongent en fonction de leurs propres préjugés. Et ce sans négliger les possibilités offertes par le «modèle IKEA» d'une coiffe intégrée à l'uniforme qui passerait largement inaperçue et ne devrait choquer personne.
Pourquoi 90 % et pas 99 % ? À cause du paradoxe, qui est pour moi un crève-cœur, de l’enseignement obligatoire. Le rapport Bouchard-Taylor exclut catégoriquement les enseignant·es des fonctions d’autorité. Pour lui – et je partage totalement ce sentiment –, il importe que la composition du corps enseignant reflète aussi fidèlement que possible la diversité de la société. Mais au Québec, comme d’ailleurs dans la plupart des pays du monde, les lycéen·nes sont libres d’arborer des signes de leur religion. Ce n’est pas le cas en Belgique à quelques trop rares exceptions près. Il serait incohérent d’accorder aux enseignantes ce qu’on refuse aux élèves, alors que les premières sont des prestataires d’un service public dont les secondes ne sont qu’usagères. Mais, malheureusement, ce débat-là doit encore murir dans l’opinion publique [2].
Ce qui me rend aujourd’hui optimiste, c’est que, selon les enquêtes d’opinion, le MR et Défi, soit les partis les plus opposés à la neutralité inclusive, ne performent vraiment que chez les retraités. Pour ma part, j’ai bien quelques vieux potes qui s’excitent sur le foulard des musulmanes comme si c’était la question majeure du moment, mais je n’ai encore jamais rencontré une personne de moins de 40 ans qui en fasse une fixette.
[2] Lire aussi à ce propos les propositions originales des Assises de l'interculturalité, pages 44 à 49.