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Kir, la laïcité et le communautarisme

Henri Goldman

· BRUXELLES
Dans Le Soir et La Libre, les éditorialistes montent au créneau : l’expulsion d’Emir Kir des rangs du PS doit donner le signal d’une lutte enfin résolue pour la laïcité et contre le communautarisme. Et ça se répète en boucle depuis quelques jours.
Je tombe des nues : mais ça n’a rien à voir ! En quoi les comportements clientélistes d’Emir Kir et sa complaisance vis-à-vis du nationalisme turc menacent-ils la laïcité ? Il a fait bénir la maison communale par un imam ? Interdit la consommation d’alcool dans les pubs de la chaussée de Louvain ? Imposé le port de la barbe dans son collège ? À moins qu’en tant que bourgmestre réputé musulman, il menacerait la laïcité par définition, comme si « musulman » et « laïque » étaient antinomiques ? N’importe quoi.

Quant au communautarisme, c’est pire. D’abord, le mot n’est jamais défini, sa seule énonciation étant considérée comme suffisante pour faire trembler dans les chaumières. C’est quoi, en fait, le communautarisme ? Se regrouper dans des quartiers ethniquement homogènes et y développer une vie sociale de « l’entre soi » ? Exactement comme les petits nobliaux belgo-belges du Fort-Jaco (Uccle), qui parlent français avec un accent spécial, ou les Anglo-Américains de Waterloo ? Essayez d’adhérer à leurs troupes scoutes, à leurs clubs de hockey ou à leur section du Rotary si vous êtes un peu trop basané et si votre compte en banque n’est pas assez garni. Ou de vous immiscer dans leurs rallyes où les élites qui votent MR négocient les mariages endogames de leur progéniture.
Si les Turcs se regroupent à Saint-Josse et les Marocains dans le bas de Molenbeek, c’est que, quand on est issu des classes populaires et qu’on ne dispose pas du capital culturel et du capital social qui vous permettent de vous sentir à l’aise partout, c’est rassurant de vivre au milieu de personnes qui vous ressemblent et qui ne vous regarderont pas de haut. Mais sachez-le : si vous voulez échapper à l’enfermement communautaire qui peut être difficile à vivre, on ne vous accueillera pas pour autant à bras ouverts à Uccle ou à Woluwé. Même si, par extraordinaire, vous étiez en capacité de payer un loyer dont le montant sera immédiatement multiplié par deux, il y a mille façons de faire comprendre à un Turc, à un Noir ou à un Arabe qu’on ne veut pas de lui. La discrimination au logement, ce n’est pas une invention. Ce qui l’entretient, n’est-ce pas aussi du « communautarisme » ?
 
La vie communautaire est le lieu des solidarités chaudes. Elle préserve du désespoir et de la délinquance. Il faut la choyer. Ce qui la soude notamment est une espèce de « double allégeance émotionnelle » enracinée dans deux univers culturels. De ce brassage, tou·te·s les Bruxellois·es sont bénéficiaires. Vous pensiez peut-être que ça s’atténuerait au fil des générations ? C’est le contraire qui se passe. La migration ne s’est jamais arrêtée et le phénomène des diasporas s’est installé dans la durée, à l’aide des réseaux sociaux qui transforment la planète en village mondial. Les enfants et petits-enfants de migrants ne sont pas en voyage entre deux rives, partant d’un point A pour arriver à un point B. Ils sont la mer qui les relie. Il suffit d’écouter leur musique pour le comprendre.

Clientélisme

Alors, il n’y a pas de problème ? Si. Du spécifique des communautés doit surgir de l’universel. À tâtons, en utilisant chacun·e nos ressources culturelles et spirituelles propres, nous essayons de rendre notre société et nos villes plus humaines. Certaines personnalités politiques ont choisi une autre voie, en construisant leur carrière sur le dos d’une population socialement et culturellement marginalisée, sans véritable tradition démocratique.

Le système clientéliste qu’Emir Kir a construit n’est finalement pas très différent de celui qui sévissait dans certaines communes bruxelloises avant 1965, lors de l’arrivée des travailleurs marocains et turcs. À Molenbeek sous le long règne du bourgmestre socialiste Edmond Machtens (1939-1978), ça fonctionnait exactement de la même façon, la Turquie en moins et le racisme en plus. Mais Kir n’aurait jamais pu assurer son hégémonie sur la « petite Anatolie » sans le soutien opportuniste de la direction du Parti socialiste prête à s’asseoir sur ses principes pour capter à son profit la majeure partie d’un gâteau électoral non encore attribué. En chassant Kir de ses rangs alors que, à ma connaissance, il n’a même jamais reçu un avertissement formel, le PS se défausse de ses responsabilités.

On s’en rend déjà compte : cette affaire ouvre des blessures qu’il faudra s’employer à recoudre. Je crains que la nouvelle croisade qui s’annonce « pour la laïcité et contre le communautarisme » ne les ouvre encore plus.

Lire aussi « Communautarisme : l'accusation à géométrie variable », Signes des Temps, (BePax, janvier-février 2020)