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Auschwitz à Jérusalem

Henri Goldman

· MONDE

Auschwitz. Ma famille a une histoire avec ce camp. Ma mère, Szajndla dite Sonia, y fut déportée de Malines en janvier 1944, avec le 23e convoi. Peu de temps après, elle donna naissance à une petite fille qui fut doucement euthanasiée pour éviter pire. Mon père, Yisroël dit Charles, arriva un peu plus tard, avec le 24e convoi, l’avant-dernier, accompagné de sa femme et du plus jeune de ses trois enfants. À l’arrivée, ils furent séparés sur la rampe. Mon père rentra dans le camp. Sa femme et son fils furent poussés dans l’autre file. Ils allaient prendre une douche. On ne devait plus les revoir. Leurs noms sont gravés sur les murs du mémorial juif d’Anderlecht, parmi plus de 25 000 autres noms.

Mes parents se sont rencontrés après la Libération, quand des lambeaux de familles détruites se recollaient ensemble parce qu’il fallait bien continuer à vivre. Ils étaient communistes. Et, en même temps, juifs jusqu’au bout des ongles. Par leur profession (mon père tailleur pour dames, ma mère corsetière), par leur langue maternelle, le yiddish, par l’humour et la cuisine, par la solidarité émouvante qui rapprochait les survivants. Mes premières années furent bercées par cette ambiance chaleureuse où on n’en revenait pas d’être encore vivant, alors que tant des nôtres… La vie reprenait, on n’avait pas envie de ressasser toute cette souffrance.
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Treblinka : mausolée en hommage à Janusz Korczak, le pédagogue juif polonais qui accompagna jusqu’à la mort les enfants dont il avait la charge dans le ghetto de Varsovie. © Josephine Granding Larsson

En 1960, le criminel nazi Adolf Eichmann fut exfiltré d’Argentine par des agents israéliens. Il fut exécuté au terme d’un procès qui s’acheva deux ans plus tard. C’est à partir de ce moment-là qu’Israël élabora une véritable stratégie autour de « la Shoah », un mot que, dans ma famille qui l’avait pourtant vécue, on n’avait jamais prononcé ni même entendu. Cette stratégie quelque peu anachronique – on est alors plus de quinze ans après la Libération – visait à faire d’Israël le légataire universel de tous les Juifs exterminés entre 1942 et 1945 afin d’en récolter les dividendes politiques auprès d’une opinion occidentale travaillée par la culpabilité. Toute une mythologie fut élaborée pour faire de l’État d’Israël la revanche rédemptrice des Juifs massacrés.

Mais de quel droit ? Mes grands-parents, gazés à Treblinka avec neuf de leurs dix enfants – ma mère était la dixième – n’étaient pas sionistes. Quand, lors de la fête de Pâque, ils se souhaitaient « l’an prochain à Jérusalem », il s’agissait de la Jérusalem céleste qui nous serait ouverte à l’arrivée du Messie, pas d’une ville physique. Ils n’ont donné mandat à personne pour parler en leur nom. Et moi, leur héritier, non plus.

Obscène

L’appropriation par Israël de ce qu’il convient désormais d’appeler « la mémoire de la Shoah » est pour moi une vraie souffrance. Les derniers grands prêtres autoproclamés de cette nouvelle religion civile, les Sharon, Netanyahou et autres Liebermann, ont beaucoup plus de sang sur les mains que nos petits fascistes locaux. Aujourd’hui, le gouvernement d’Israël compte en son sein des ministres qui développent exactement la même idéologie suprémaciste que le Vlaams Belang, le MHP turc ou le Ku Klux Klan. Dans leur chef, c’est même plus qu’une idéologie. C’est une pratique.

Mais le plus obscène, c’est sans doute de voir les leaders de la « communauté internationale » se presser à Jérusalem pour avaliser cette escroquerie. Comme Macron qui rappela son engagement à lutter « contre l’antisémitisme, le racisme, tout discours de haine qui vient diviser notre société et en nier les fondements mêmes » devant les représentants d’un État pratiquant l’apartheid et la discrimination institutionnelle. À aucun moment, ceux-ci ne furent renvoyés à la poutre qu’ils avaient dans l’œil. Mais, en bonne diplomatie, ça ne se fait pas de dire ses quatre vérités à ses hôtes. N’est pas Lumumba qui veut.