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2020 : sur la France anti-woke (archive)

Henri Goldman

· FRANCE

En octobre 2020, j’ai donné pour Mediapart une interview à Antoine Perraud, lecteur attentif du blog cosmopolite. Je la republie aujourd’hui parce que l’actualité de la croisade surréaliste contre le « wokisme » – qu’on n’avait pas encore inventé à l’époque – exige de prendre un peu de distance pour mieux comprendre à quel point le modèle français de l’identité nationale est bien plus un repoussoir qu’un modèle [1].

Qu’est-ce qui fait la particularité de votre regard sur la France ?

Henri Goldman : J’appartiens à l’une des trois populations francophones historiques à la fois périphériques et minoritaires – la Wallonie et Bruxelles en Belgique, la Suisse romande et le Québec – incluses dans des États que nous partageons avec des majorités non francophones. Nous sommes branchés culturellement sur la France, mais nos sociétés sont radicalement différentes. L’importation en Belgique des polémiques franco-françaises crée de curieux effets. Certains pratiquent le copier-coller, ce qui est de mon point de vue un contresens.

Beaucoup de Belges francophones qui prennent la France comme un modèle importable – notamment pour ce qui concerne la laïcité et le « vivre ensemble » – ne se rendent pas compte à quel point le modèle français est aujourd’hui, à maints égards, une anomalie. Et, selon moi, plutôt un repoussoir.

Est-ce un effet du centralisme ?

Ça joue, c’est sûr. Le déséquilibre entre Paris et la province n’a d’équivalent dans aucun pays européen. Il n’y a pas uniquement Madrid en Espagne, Rome en Italie, Berlin en Allemagne ni même Londres au Royaume-Uni. Une telle concentration des pouvoirs en un seul lieu diminue les contre-pouvoirs et institue une verticalité qui empêche une démocratie d’équilibre.

En Belgique, la société civile est puissante et il n’y a pas moyen de diriger la société de façon autoritaire du haut vers le bas, pour le meilleur et le pire d’ailleurs

Pour la France, il s’est toujours agi de protéger de précieux acquis…

C’est le prétexte, mais il s’explique. La France existe presque dans ses frontières actuelles depuis le traité de Verdun partageant en 843 l’Empire carolingien entre les petits-fils de Charlemagne. Depuis lors, votre pays n’a cessé de combattre pour réduire les tendances centrifuges, persuadé que la diversité pouvait conduire à la désagrégation de l’État. Des cathares aux musulmans, en passant par les protestants et les juifs (que la Révolution française émancipa avec la contrepartie qu’ils s’assimilent complètement), l’histoire de France est jonchée de batailles menées par le pouvoir central à l’encontre des hétérogénéités religieuses. Et pas que religieuses, d’ailleurs, puisque la République s’est employée aussi à éradiquer les cultures régionales et les langues minoritaires. Celles-ci sont aujourd’hui protégées par la convention-cadre pour la protection des minorités nationales du Conseil de l’Europe (1995). Quatre États n’ont pas signé cette convention : il s’agit, outre Andorre et Monaco, de la France et de la Turquie.

Aujourd’hui en pleine rivalité mimétique…

Ce qui est piquant, c’est qu’il s’agit des deux seuls pays de la zone européenne à avoir inscrit le mot « laïcité » dans leur Constitution ! Deux pays hantés par le séparatisme et le démantèlement au point de considérer toute minorité comme une cinquième colonne en puissance.

La France et la Turquie sont également deux anciennes puissances coloniales, qui n’ont guère admis de ne plus l’être…

À mes yeux, la question coloniale relie en France l’absolutisme de la monarchie à l’arbitraire de la République : ce n’est plus au nom d’une monarchie de droit divin, mais au nom de vertus universelles que la coercition va s’imposer. La prédation coloniale va être emballée dans les droits de l’Homme, au nom desquels la République française prétendait émanciper des territoires encore féodaux.

Une telle idéologie a montré son efficacité : les élites des peuples colonisés ont longtemps rêvé d’intégration en allant se former au Quartier latin. Quant à la gauche française dans sa grande majorité, elle était devenue garante et dépositaire de « l’œuvre coloniale » au nom de la supériorité d’un modèle social métropolitain qui ne pouvait que profiter aux peuples colonisés. En 1956, par défiance envers les nationalistes algériens vus d’abord comme des musulmans, le Parti communiste vote les pleins pouvoirs à Guy Mollet.

Dans les autres pays européens, la gauche est généralement plus ouverte à la diversité culturelle et religieuse – c’est même un des traits qui la distingue de la droite. La singularité française, c’est que cette peur de la différence est partagée par la gauche et par la droite. Valls et Chevènement, qui viennent de la gauche, incarnent bien cette grande peur de la dissolution, que j’appelle « névrose de l’altérité ». C’était aussi il y a peu la posture de Mélenchon, dont il s’éloigne heureusement ces derniers temps.

De telles postures se drapent dans les plis de la République…

Vue de l’extérieur, cette litanie de références obligées aux « valeurs républicaines » et à la sacro-sainte République érigée en modèle universel vire au ridicule.

En Belgique, comme aux Pays-Bas, au Royaume-Uni ou dans les États scandinaves – c’est-à-dire dans des sociétés dont personne ne songerait à contester la profonde imprégnation démocratique –, on s’accommode de monarchies bonasses qui relèvent d’une sorte de théâtre subventionné. Ces monarchies absorbent toute la dimension people dont un certain public est friand et qui, du coup, n’encombre plus le paysage politique.

La France, qui est censée avoir abattu la monarchie autoritaire en 1789, vit aujourd’hui sous la férule d’une monarchie républicaine sans véritable contrepoids. Les souverains constitutionnels règnent mais ne gouvernent pas, ils font leur cinéma dans leur coin. Les présidents de la Ve République française gouvernent et règnent, comme ne cesse de l’illustrer Macron, du Louvre à Versailles.

C’est la revanche de Maurras : la République comme continuation de la monarchie par d’autres moyens ?…

Il y a dix ans, Cécile Laborde, qui enseigne la théorie politique à Londres, avait proposé le concept de « catho-laïcité » dans son essai Français, encore un effort pour être républicains !. La République a repris la religion du roi propre à l’Ancien Régime : « Tel prince, telle religion » [2]. Sauf qu’aujourd’hui la religion dominante n’est plus le catholicisme, mais la laïcité, que le peuple est prié de s’enfoncer dans le crâne. Avec le renfort d’un clergé mêlant des républicains abstraits comme Henri Peña-Ruiz et des partisans de la France éternelle qui se découvrent laïques et républicains. On assiste à la grande alliance inattendue des Montagnards et des Vendéens !

Pour le coup, la laïcité jaurésienne propre à la loi de 1905 de séparation de l’Église et de l’État s’est transformée en une machine de guerre contre un prétendu séparatisme. Face à ce raidissement français, fauteur de guerre civile sous couvert de conformité obligatoire, le pragmatisme inclusif qui prévaut chez vos voisins fait moins de dégâts, même s’il est parfois confus et contradictoire. Notamment parce qu’il ne coupe pas les questions dites religieuses des questions sociales sous-jacentes.

Mais enfin que faites-vous de l’intégrisme ?

Les dérives intégristes se nourrissent aussi des crispations françaises, qui s’arc-boutent sur une conception dévoyée de la laïcité. Il y a des effets en miroir, qui donnent une prime aux postures les plus extrêmes de part et d’autre. Au début, j’ai cru qu’Emmanuel Macron aurait l’intelligence de s’éloigner des exaspérations d’un Manuel Valls, qui a tout fait pour alimenter le fanatisme. Macron semblait plus cool, sur la ligne médiane incarnée par l’Observatoire de la laïcité. Sans doute espère-t-il aujourd’hui, en reprenant la tonalité guerrière de ses prédécesseurs, réussir une mobilisation générale qui ferait oublier quelques déboires de son quinquennat.

Dans votre blog, vous allez jusqu’à évoquer des « harkettes taille mannequin » à propos de la une du Figaro magazine consacrée, sous le titre « Les combattantes », à « ces femmes qui se mobilisent contre l’islamisme »…

Je ne visais pas ces femmes, mais la mise en scène que Le Figaro leur a fait subir en usant des dispositifs et des critères propres aux magazines de mode. Dans cette mise en scène, elles semblent mettre un point d’honneur à porter des talons aiguilles, c’est-à-dire le marqueur esthétique symétrique du foulard islamique.

Mises en avant parce qu’elles portent des patronymes « musulmans », elles proposent un idéal esthétique autant que politique conforme au standard assimilateur : pour être reconnues et valorisées, les femmes « musulmanes » doivent se couper de leurs racines culturelles et endosser les marques et les stigmates de la société dominante.

Se soumettre ou se démettre, tel est le message relayé sur CNews, lundi 26 octobre, par Élisabeth Lévy, estimant que le meilleur hommage à Samuel Paty eût consisté à renoncer à porter le voile…

Les bras m’en tombent devant tant de sottise. Pour elle, comme malheureusement beaucoup d’autres, on ne sort pas du postulat que le foulard serait, par définition, la preuve d’une défiance par rapport à la France.

Pourtant, dans Le Foulard et la République, un essai prémonitoire qui date d’un quart de siècle, Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar insistaient déjà sur le groupe pivot des « voilées républicaines » qui seraient les seules à pouvoir légitimement récuser les intégristes « de l’intérieur ». Et voilà qu’on en fait les complices desdits intégristes en usant d’un argument circulaire !

La laïcité, qui organisait de possibles coudoiements dans des espaces partagés en 1905, devient en 2020 la justification de futures dragonnades anti-musulmanes : la laïcité serait-elle aujourd’hui le cache-sexe du racisme ?

Je me situe dans la lignée de Jean Baubérot qui relevait la montée en puissance d’une « nouvelle laïcité » ­– ainsi que l’appelait de ses vœux en 2003 François Baroin –, à la fois culturelle et identitaire. Et donc assimilatrice et excluante. En son nom, on peut légitimer un certain racisme structurel qui vire, en France, à une islamophobie d’État, puisqu’en vertu de grands principes on prive les femmes voilées d’emploi, dans le secteur public, mais aussi dans le secteur privé qui l’imite, ainsi que dans d’autres espaces de la vie sociale. On va, dès lors, les renvoyer chez elles ou dans l’entre-soi de l’ethnic business, pour ensuite les accuser de communautarisme et de séparatisme…

 
[1] La version publiée ici est un peu raccourcie. Elle ne reprend pas non plus la présentation d’Antoine Perraud. Se reporter à la publication originale sous le titre « Tout semble aujourd’hui fait pour rabattre l’islam vers l’islamisme ».

[2] Traduction de l’adage latin Cujus regio, ejus religio.

En manchette : le fantasme de la panique woke. On notera qu'il n'y a que des femmes.