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Delhaize : vive la franchise ?

Henri Goldman

· BELGIQUE

Le jeu de mots était trop tentant. La franchise, soit la forme de commerce que la holding Ahold Delhaize veut imposer à toutes ses succursales « intégrées » et que son personnel refuse, n’a évidemment rien à voir avec cette belle qualité qui consiste à dire sans détour ce qu’on pense. La lutte franche des femmes et des hommes qui sont les visages de la chaîne force l’admiration. Mais elle n’évite pas un certain paradoxe.


Cette dernière « affaire Delhaize » illustre l’inexorable évolution du capitalisme, particulièrement visible dans la distribution. Au fil de son évolution, celui-ci eu trois visages : le commerçant, l’industriel et le financier. Mes parents faisaient encore leurs courses chez l’épicier du coin. La boutique était tenue par le mari et son épouse, avec l’aide de quelques commis quand ça marchait bien. Pour rationnaliser leurs achats, les épiceries et autres boutiques de détail se mirent en réseaux : Spar, Coop, Boni… Changement d’échelle avec l’apparition, dans les années 60, des premiers supermarchés. Trop fragiles face à la concurrence, les petites boutiques ferment. En Belgique, on voit apparaître des géants de la distribution, avec toujours à la base un capitalisme familial : Delhaize, Bernheim-Vaxelaire (GB) puis Colruyt. Enfin, à partir des années 70, on passera à l’échelle supérieure avec la création des hypermarchés à la périphérie des villes. Trop gros pour le capitalisme familial qui se tourne vers la finance internationale. En 2000, GB intègre le groupe Carrefour (France). En 2016, Delhaize est repris par Ahold (Pays-Bas). Seul Colruyt reste encore fidèle au vieux modèle.

Delhaize et Carrefour

Accomplie dans des années de grande prospérité économique, cette évolution a transformé les modes de consommation de masse. L’offre de biens et de services explose. La sphère domestique est désinvestie et les femmes entrent massivement sur le marché du travail. La grande distribution viendra à point nommé pour absorber cette nouvelle main d’œuvre disponible. Celle-ci va s’organiser et de puissantes centrales syndicales vont se constituer. Jusqu’à la fin du XXe siècle, la concertation sociale y donnera naissance à de bonnes conventions collectives, avec des avantages sociaux que le personnel de Delhaize risque de perdre si le plan de la direction de franchiser toutes ses succursales se réalise.

On n’avait plus en face de soi les propriétaires de l’entreprise. D’ailleurs, ceux-ci étaient insaisissables. Le capital était désormais émietté entre divers fonds d’investissement.

Car la transformation de la structure du capital dans la grande distribution a détruit l’équilibre dans le rapport de forces. Dans les années 2000, un responsable du secteur « Grands magasins » du Setca m’expliquait toute la différence qu’il y avait entre Delhaize et Carrefour. Négocier avec Delhaize, à l’époque encore dominé par des actionnaires familiaux, c’était évidemment difficile, mais on y arrivait. On pouvait s’entendre sur un partage équitable des bénéfices, l’intérêt de toutes les parties étant que ceux-ci existent. Personnel et patronat partageaient un certain patriotisme d’entreprise.

Négocier avec Carrefour, cela n’avait plus rien à voir. D’abord, on n’avait plus en face de soi les propriétaires de l’entreprise. D’ailleurs, ceux-ci étaient insaisissables. Le capital était désormais émietté entre divers fonds d’investissement, comme les fameux fonds de pension américains. Pour eux, il n’était plus suffisant de faire du bénéfice. Il fallait que le retour sur investissement soit plus élevé que ce qui aurait pu être obtenu dans n’importe quel autre secteur et dans n’importe quel autre pays. Sinon pourquoi rester ? Ce syndicaliste me disait alors : « Comment négocier dans ces conditions ? De quel moyen de pression dispose-t-on encore si les propriétaires n’ont même plus intérêt à maintenir l’entreprise en vie ? ». Depuis, Delhaize s'est aligné sur Carrefour. Et les nouveaux gestionnaires, la calculette à la main, sont aux ordres de leurs mandataires du bout du monde qui ne savent même plus exactement où est placé leur argent.

Le commerce et la ville

En parallèle avec l’évolution de la structure du capital, il y en eut une autre. La création des hypermarchés, à la fin des Golden Sixties, a correspondu avec la promotion d’un idéal de vie : les ménages disposant désormais de deux salaires et d’une ou deux voitures aspiraient à faire construire une villa dans un lotissement en périphérie. Ils viendraient toujours travailler dans les centres urbains et feraient leurs courses en auto en rentrant chez eux. La construction d'hypermarchés anticipait cette évolution, mais ce modèle est désormais complètement périmé.

Le développement du commerce franchisé ne date pas d’hier. Cela fait des années qu’à la place des petites épiceries de quartier qui avaient disparu, on voit se multiplier les Proxys et autres Shop & Go. Il est à nouveau possible de faire ses courses près de chez soi et sans prendre sa voiture, pour autant qu’on en ait une. Dans les quartiers populaires, de grosses épiceries indépendantes distribuent des produits Colruyt. Dans les anciens noyaux commerçants, elles redonnent vie à des rues qui dépérissaient. Manifestement, ces formes souples et « dérégulées » trouvent leur clientèle. Mais cela se paie d’une moindre qualité des emplois offerts.

C’est le dilemme auquel la lutte du personnel de Delhaize est aujourd’hui confrontée. Il gagnera peut-être un alignement des différentes conventions collectives du secteur, et ce serait déjà énorme. Mais à terme, il n’y a rien à attendre de la bonne volonté de propriétaires sans nom et sans visage qui veulent se remplir les poches sans courir le moindre risque financier. D’autre part, un modèle de distribution écologiquement soutenable n’implique-t-il pas la multiplication de petites structures à échelle humaine ? Comment faire alors pour que cela ne s’accompagne pas d’une régression sociale pour le personnel ?

Et si celui-ci prenait le contrôle de ses entreprises ? Pour être affranchi plutôt que franchisé ? Pardon, je rêvais…