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Nakba, ce mot terrible…

Henri Goldman

· EUROPE,MONDE

Il y a 75 ans, quand l’État l’Israël fut proclamé, ce fut au nom d’un autre mot terrible : Shoah. Ce mot (« catastrophe » en hébreu), on ne l’utilisait pas encore à l’époque pour désigner le génocide des Juifs que les nazis avaient perpétré entre 1941 et 1945. Mais tout le monde avait en tête ce qu’il signifiait : l’État d’Israël devait advenir comme une réparation, une expiation pour ce crime. Pour les nations prétendument les plus civilisées du monde qui avaient pourtant laissé ce crime se commettre, c’était bien la moindre des choses.

Mais il y a 75 ans, au sein de ces nations civilisées, une évidence n’avait sauté aux yeux de personne : le coût de cette réparation allait être payé par une population innocente de ce crime, sommée d’abandonner de bon cœur un peu plus de la moitié de son territoire. Mais qui, à l’époque, se souciait de ce que pouvaient penser ces peuples arriérés ? Ces Arabes, ces Noirs, ces Indiens, ces Jaunes…, ils comptaient pour rien. Le Tiers-Monde n’existait pas encore, la décolonisation n’avait pas encore commencé…

Né dans une famille juive communiste, j’ai été bercé par cette légende dorée.

Né dans une famille juive communiste, j’ai été bercé par cette légende dorée. À cette époque, mes parents avaient le droit d’être simultanément fiers des réalisations de l’URSS stalinienne et de cette nouvelle société égalitaire que des pionniers bâtissaient de leurs mains en Palestine. J’y avais deux grand-oncles et toute une descendance de cousin·es qui me ressemblaient. Les « Arabes » ? On aurait bien voulu s’entendre avec eux, mais, c’est bizarre, ils ne « nous » avaient pas accueillis à bras ouverts. C’est vrai que « nous » n’étions pas des colons ordinaires. « Nous » ne voulions pas nous emparer de leurs terres pour les faire travailler à notre profit, comme de vulgaires Belges au Congo. « Nous » voulions travailler la terre nous-mêmes. D’ailleurs, ces terres, nous les avions achetées à un bon prix à leurs légitimes propriétaires, le plus souvent des féodaux oisifs qui passaient leur vie dans les palaces de la Côte d’Azur. Il y avait une clause dans les contrats : ces terres devraient être « vierges d’habitants ». La Histadrout, « notre » syndicat, avait pour principal objectif d’obliger les patrons juifs à n’engager que de la main-d’œuvre juive. Pas question que des Juifs exploitent de la main-d’œuvre arabe. Celle-là, il fallait qu’elle se tire. Et, en effet, elle s’est tirée.

Du moins c’est ce que la légende dorée nous a seriné pendant des décennies. Une légende qui a donné bonne conscience à des générations de Juifs de gauche : ce sont « les Arabes » qui n’ont pas voulu de notre main tendue, tant pis pour eux. Quand l’ONU a voté en mai 1947 le plan de partage de la Palestine qui allait donner naissance à l’État d’Israël, une course de vitesse s’engagea entre l’URSS et les États- Unis pour savoir qui serait le premier dans les soutiens du jeune État. L’URSS de Staline gagna la course à la reconnaissance, coiffant au poteau les États-Unis de dix minutes, et c’est avec des armes tchécoslovaques que les troupes israéliennes refoulèrent les armées arabes.

Examen de conscience

Autant on débordait de sympathie naturelle pour ces pionniers sionistes pétris de références socialistes, autant on ne pouvait qu’éprouver de la répulsion pour les régimes arabes qui avaient refusé le plan de partage. L’Égypte, la Jordanie, l’Irak et la Syrie étaient alors des monarchies moyenâgeuses et bigotes. Mal préparées, leurs armées envahirent le nouvel État dont elles se firent refouler illico. La légende dorée de mon enfance nous expliqua que les radios arabes avaient intimé à la population palestinienne de se retirer pour que leurs armées puissent pénétrer plus facilement sur le territoire qu’elles allaient libérer. Crédule, elle serait donc partie de son plein gré. Il fallut attendre 1987 et les nouveaux historiens israéliens pour contredire cette version angélique et établir la réalité de ce que, du côté palestinien, on appela la Nakba (« catastrophe » en arabe). On n'a plus le droit désormais de l'ignorer : les quelque 750.000 Palestiniens qui se retrouvèrent alors dans des camps de réfugiés n’ont pas quitté leurs foyers à l’appel de leurs dirigeants, mais ils ont été contraints à l’exil par une politique concertée de terreur pour les faire fuir.

Petit à petit, les yeux s’ouvrent. Tout une archéologie de villages détruits et effacés des mémoires remonte à la surface. À tout le moins dans la sphère médiatique, l’anniversaire de la naissance d’Israël n’arrive plus occulter le fait qu’il est aussi l’anniversaire d’un crime de masse. La reconnaissance de ce crime est un préalable absolu à toute issue conforme au droit et la justice de ce qu’on appelle par euphémisme le « conflit israélo-palestinien ». Il est temps que l’Europe officielle sorte enfin de sa culpabilité aux frais des autres dont vient encore de témoigner les vœux indécents d’Ursula Von der Leyen. N’est-il pas temps aussi que la fraction de la communauté juive qui se dit attachée à un avenir commun judéo-arabe dans la Palestine historique fasse à fond son examen de conscience au lieu de reculer sans cesse devant des vérités de moins en moins contestables, comme elle recule encore aujourd'hui devant l'évidence de l'apartheid ? Ce travail douloureux mais indispensable que des communistes démocrates ont fait à l’égard du « socialisme réel » après la révélation de ses turpitudes, n’est-il pas temps de le faire à l’égard du « sionisme réel » ? Ça bouge dans ce sens aux États-Unis. Et en Europe ?