En quelques semaines, on a plus avancé dans la compréhension du racisme contemporain qu’en plusieurs décennies. Trois idées qui n’étaient acquises qu’au sein d’un milieu militant ou spécialisé semblent d’un seul coup s’imposer comme des évidences.
Idée 1 : le racisme n’est pas une infirmité morale mais un phénomène structurel (ou systémique) qui participe au fonctionnement de notre société.
Idée 2 : la lutte contre le racisme doit reconnaître la primauté de la parole et de l’action des personnes qui en sont victimes.
Idée 3 : la société est structurée par trois grands systèmes de domination selon la classe, le genre et l’origine ethnique. Ils sont imbriqués l'un dans l'autre et doivent être envisagés ensemble. C’est la démarche intersectionnelle.
Ces idées doivent maintenant être digérées. Mais déjà, d’autres difficultés se profilent pour un antiracisme en pleine mutation. Ici aussi, j’en pointerai trois.
1. Les limites du récit anticolonial
À partir du meurtre de George Floyd, c’est toute la rhétorique du conflit racial étatsunien qui a été transposée en Europe. En Belgique, elle a donné un coup d'accélérateur à la campagne en cours pour la décolonisation de l’espace public. Or, cette bataille était déjà politiquement gagnée, même si elle doit encore faire face à des résistances d’arrière-garde. Le lobby des anciens colons ne représente plus rien, sauf peut-être parmi les abonnés à La Libre Belgique. Aucune « menace noire » extérieure ne trouble aujourd’hui notre quiétude et rien de comparable à Al Qaïda, à Daesh ou à la question palestinienne ne vient obscurcir notre rapport aux Afro-descendants. Depuis vingt ans, c’est toujours l’islam et ses adeptes qui alimentent les fantasmes de nos contemporains, y compris au sein d'une certaine gauche francophone qui fut anticléricale et qui se pense antiraciste.
Le démarche décoloniale, si justifiée soit-elle, n'intègre pas de façon évidente les « Arabo-Musulman·es », qui constituent pourtant les cibles les plus nombreuses du racisme et des discriminations.
En outre, contrairement aux États-Unis et à la France, la plus grande partie de notre population issue de l’immigration populaire n’a rien à voir avec l’histoire coloniale. La Belgique n’a colonisé ni le Maroc ni la Turquie, deux pays qui n’ont d’ailleurs jamais été des colonies. La démarche décoloniale, si justifiée soit-elle, n'intègre pas de façon évidente les « Arabo-Musulman·es [1] », qui constituent pourtant les cibles les plus nombreuses du racisme et des discriminations.
2. Un mouvement social des minorités
La conscience de la nécessité d’une parole et d’une action autonome des « racisé·es » rencontre immédiatement une difficulté : qui est habilité à porter cette parole ? Du côté flamand, il existe depuis près de 15 ans un Forum des minorités ethnoculturelles qui a été intronisé comme interlocuteur des autorités. Rien de tel du côté francophone où, sous l’influence du modèle français d'assimilation culturelle, les autorités politiques ont toujours refusé de reconnaître la moindre association sur base d'une communauté d'origine. Ce n’est que tout récemment que de telles associations émergent et forcent l'écoute.
Or, la convergence entre les différentes minorités n’a rien d’évident. Lors du rassemblement du dimanche 7 à Bruxelles, on a été à deux doigts d’une division dramatique après que certains organisateurs aient signifié à la famille de Mehdi – le jeune Bruxellois de 17 ans mortellement percuté en août 2019 par une patrouille de police – qu’elle n’était pas concernée par un rassemblement organisé en solidarité avec les seuls Noirs [1] victimes des violences policières. (Ce qui fut heureusement corrigé in extremis.). Il ne faut pas sous-estimer cette difficulté. Dans le passé, la construction d’un syndicalisme unifié, rassemblant aussi bien des ouvriers mineurs que des fonctionnaires, ne fut pas non plus évidente. Il a fallu des décennies pour sortir du corporatisme, où on ne se préoccupe que de son propre groupe d'appartenance, et pour que les associations de métier se coalisent dans des confédérations syndicales prenant en charge les intérêts de tous les salariés. Entre minorités, le même chemin devra être accompli. Il faudra notamment affronter les conflits mémoriels qui peuvent opposer Arabes et Noirs. C'est une précondition pour pouvoir engager l'avenir ensemble.
3. L’alliance avec les antiracistes « blancs » [1]
Par définition, les minorités « non blanches »… sont toujours des minorités (même à Bruxelles, du moins chez les adultes). Ne fut-ce que pour établir un bon rapport de forces, la construction d’une telle alliance est aussi importante que celle d’un mouvement social autonome. Les deux doivent être pensés ensemble et s'appuyer l'un l'autre. « Si le combat antiraciste est tellement important – pour lui-même et pour ce qu’il signifie dans la construction d’une société authentiquement égalitaire –, il ne pourra être gagné sans le concours d’une part importante des couches populaires “blanches”. Et celles-ci ne rallieront ce combat que dans la mesure où les réalités sociales qu’elles vivent pourront témoigner de la supériorité de la démarche inclusive égalitaire, seule susceptible d’apaiser leurs angoisses alimentées par la paranoïa ambiante. » (De l’antiracisme des « Blancs », revue Politique, 2015.)
Mais attention : « alliance », c'est le contraire de « subordination ». La définition des objectifs, de l’ordre des priorités et des méthodes de la lutte antiraciste appartient avant tout aux personnes les plus directement concernées. Dans l’autre sens, si on a bien compris que le racisme n’est pas une question morale mais systémique, il ne sert à rien de vouloir culpabiliser les « Blancs » à titre individuel. Entre les un·es et les autres, on a besoin de relations adultes et égalitaires.
Il y a du travail. La gauche politique et associative, prise globalement – notamment ses partis et ses syndicats – n’a jamais manifesté une grande sensibilité antiraciste. Il faut en prendre acte : si cette gauche n’est pas le premier acteur de la lutte antiraciste, elle en est bien le premier enjeu. Pour se donner une chance d'agir sur toute la société, il faut que des antiracistes de toutes origines l'investissent et y occupent toute leur place. Si ces lignes-là ne bougent pas, rien ne bougera.
[1] Pour certains termes utilisés dans ce billet, voir ici l'encadré sous l'article.
En manchette : manifestation à Brisbane (Australie), 6 juin 2020 – cc Andrew Mercer