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Comment la laïcité impériale a viré à droite

Henri Goldman

· BELGIQUE,FRANCE

On le voyait venir : Nadia Geerts, l’égérie belge de la «laïcité à la française», chroniqueuse à Marianne et à Causeur, passe au Mouvement réformateur, soit le parti situé le plus à droite dans l’arc politique en Belgique francophone, et ce tout en pouvant réaffirmer son identité de gauche, voire au nom de celle-ci. C’est l’issue logique d’une dérive franco-française sur laquelle il est temps d’ouvrir les yeux.

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«Impériale» : je cherchais un adjectif pour définir ce genre particulier de laïcité. Car, contrairement à ce que prétendent certains de ses zélotes («l’adjectiver, c’est la dénaturer»), la laïcité fait légitimement débat et donne lieu à des interprétations diverses au même titre que, par exemple, la démocratie ou le socialisme. Ces différents concepts s’inscrivent tous dans des trajectoires historiques singulières et nécessairement plurielles, comme l’ont bien établi dans leur nomenclature les sociologues Jean Baubérot et Micheline Milot. La propension à faire de la Laïcité une catégorie majuscule, une sorte de statue du commandeur avec ses grands prêtres et ses grandes prêtresses excommuniant les dissidents la fait étrangement ressembler à ces dogmes religieux qu’elle prétend combattre. J’ai d’ailleurs toujours été troublé par l’homophonie entre les adjectifs «laïque» qui ressort de la laïcité et «laïc» qui désigne les non-clercs dans le catholicisme. Une confusion qui n’existe que dans la langue française et qui alimente un ambiguité mentale propre à un univers «catho-laïque» mis en évidence par Cécile Laborde.

Partout dans le monde, la sécularisation des sociétés a signifié la fin de tout dogme religieux normatif et s’est traduite par une ouverture à la diversité culturelle et une disposition à la reconnaissance de l’égale dignité des peuples, postulés tous aussi capables d’évoluer vers un horizon d’universalité humaine à partir de leurs propres ressources culturelles. Vue sous cet angle, la sécularisation est indissociable de la décolonisation. Dans ce sens, elle se situe clairement à gauche et doit se colleter en de nombreux endroits, comme en Hongrie, en Pologne ou en Grèce, avec les nostalgiques de l’omnipotence chrétienne.

L’exception française

Partout dans le monde, sauf en France et dans ses provinces culturelles (en Belgique, en Suisse et au Canada), où la laïcité est devenue une des nouvelles causes sacrées de la droite et de l’extrême droite. Déjà en 2009, en Suisse, l’initiative populaire contre la construction des minarets fut menée en allemand au nom de la défense de l’identité chrétienne de la Suisse et en français au nom de la défense de la laïcité. 

Quel contresens ! Qui trouve-ton désormais au premier rang des défenseurs français de la Laïcité majuscule transformée littéralement en catéchisme ? Marine Le Pen et son Rassemblement national, Valérie Pécresse et les Républicains qui chassent sur les mêmes terres, Darmanin, Blanquer, Schiappa et toute la droite de la macronie, Valls et autres renégats du PS. La confusion est à son comble dans le monde intellectuel où Michel Onfray, ci-devant athée et anticlérical, «regrette le déclin de la civilisation judéo-chrétienne et se bat pour elle», rejoint dans sa revue Front populaire par le pape de la laïcité française Henri Pena-Ruiz, lequel est cité par François De Smet comme référence. C’en est au point qu’un Jean-Luc Mélenchon, que nul ne peut soupçonner de relativisme culturel – et dont la posture laïcarde et franchouillarde m’avait longtemps agacé – en arrive à prendre ses distances devant une opération idéologique érigeant la Laïcité en nouvel avatar de l’identité nationale française contre une partie de ses propres citoyens, en l’occurrence les Musulmans. 

Détournement

Ce véritable détournement d’une laïcité émancipatrice – celle de la loi de 1905 – vers une laïcité identitaire n’est pas seulement une opération cynique pour détourner l’attention d’enjeux socio-économiques et climatiques autrement plus importants. La singularité française s’enracine dans le type particulier de colonisation qui fut à l’œuvre dans son Empire. Contrairement au colonialisme britannique qui ne s’embarrassait pas de telles considérations, la domination coloniale française a prétendu s'exercer au nom des droits de l’Homme et des idéaux de la Révolution française, cette œuvre étant évidemment accomplie «pour le bien» des peuples conquis. Comme en Algérie où le dévoilement des femmes fut mis en scène par des femmes de généraux (voir affiche en manchette). Cette «laïcité impériale», qui se déploie désormais sur notre sol, n’est finalement pas tellement éloignée de la démarche des missionnaires en soutane qui prétendaient apporter de l’extérieur le salut aux indigènes.

Mes ami·es de gauche qui êtes troublé·es par l’évolution du débat en cours sur les «signes convictionnels», notamment à Bruxelles, levez je vous en prie les yeux du guidon. Par exemple, regardez la ville de Gand, dont le bourgmestre (Mathias De Clercq) appartient à l’Open VLD, qui pratique la neutralité inclusive pour l’ensemble de son personnel sans que personne ne s’en soit jamais plaint. Pareil à Louvain et à Malines. Et même à Anvers (Bart De Wever), la neutralité ne concerne que le personnel de guichet, loin des exigences du MR et de sa nouvelle recrue. Revenez à vos fondamentaux : aucune émancipation ne s’opère jamais de l’extérieur. De même que l’émancipation des travailleurs sera leur œuvre, les femmes musulmanes peuvent à bon droit dire comme toutes les femmes : «Ne me libère pas, je m’en charge.»