L’iftar – le ftour, disent les Marocains – est le repas qui vient rompre le jeûne pendant le mois de Ramadan. Une tradition familiale et communautaire à l’occasion de laquelle les musulman·es de Belgique ont pris l’habitude d’inviter leurs voisin·es et leurs ami·es qui relèvent d’autres traditions. Mais ici, l’invitation s’inverse. Ce jeudi 30 mars, c’est le Musée juif de Belgique qui invite et qui hébergera un iftar dans les règles.
Remarque importante : le Musée juif de Belgique n’est pas une institution communautaire juive, mais une institution publique. Il témoigne que le patrimoine culturel des Juifs de Belgique et d’ailleurs n’appartient pas à eux seuls, mais à toute la communauté humaine. C’est une belle reconnaissance. Mais cela signifie aussi que les orientations prises par le musée ne dépendent pas des courants dominants au sein de la communauté juive organisée. Je le dis comme je le pense : les institutions communautaires juives, telles qu'elles sont aujourd'hui, n'auraient pas été capables d’un tel geste à l’égard de la communauté musulmane.
Évoquer la communauté musulmane, c’est évoquer des hommes et des femmes qui, dans leur immense majorité, sont arrivé·es en Belgique à la suite des conventions belgo-marocaine et belgo-turque de 1965 qui ont importé des travailleurs par trains entiers. Leurs familles ont suivi. Les femmes musulmanes se sont retrouvées en masse dans les fonctions les plus méprisées et les plus mal payées : techniciennes de surface, aides familiales, manutentionnaires… On ne s’inquiétait pas trop de cette curieuse habitude qu'elles avaient de garder la tête couverte en public. Les choses ont commencé à changer quand leurs filles, nées ici, ont fait des études supérieures et ont postulé à des emplois qualifiés. Là, subitement, leur foulard posait un problème grave. Il fut réduit à un pur « signe religieux », prosélyte et menaçant, alors qu’il est porteur de significations multiples. Ces jeunes musulmanes éduquées furent considérées comme de pauvres femmes-sandwiches manipulées par les « barbus » et incapables de penser par elles-mêmes, à moins qu'il ne s'agisse de militantes conscientes de l’islam politique.
Regarder hors de France
Dans la plupart des pays européens, malgré la présence d’une extrême droite islamophobe, les musulmans ont été accueillis avec leurs bagages identitaires qui ne faisaient de mal à personne. Aux Pays-Bas, en Allemagne, au Royaume-uni, on n’a jamais songé à interdire aux jeunes filles de porter un foulard traditionnel à l'école si elles le souhaitaient. Au Royaume-Uni, elles peuvent devenir policières. En Allemagne, elles peuvent être enseignantes. En 2015, face à la montée du mouvement anti-immigration Pegida, Angela Merkel déclara que « les musulmans constituaient une part intégrante de l’Allemagne ». Exception : la France, qui, à partir des années 2000, s’est mise à développer une nouvelle interprétation de la laïcité, érigée en religion d’État, en suggérant une incompatibilité entre les manifestations visibles de la foi musulmane et les « principes de la République ».
On sait à quel point la Belgique francophone est aimantée par le modèle culturel français, tandis qu’elle ignore tout de ce qui se passe dans les autres sociétés voisines. Et, malheureusement, c’est au cœur de la communauté juive que cette forme de laïcité de combat a trouvé ses principaux supporters. Déjà, en 2010, lors d’une campagne pour la présidence du Comité de coordination des organisations juives de Belgique (CCOJB), celui qui fut élu, le professeur Maurice Sosnowski, utilisa comme argument électoral la prouesse d'avoir interdit à une de ses infirmières d’accéder voilée au bloc opératoire.
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Lire aussi : Cuisine communautaire juive et laïcité (24 janvier 2010)
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Pas étonnant que, dans les mêmes milieux, le choix de Fatima Zibouh pour incarner la candidature de Bruxelles comme capitale de la culture en 2030 ne passe pas. Alors qu’elle a un curriculum vitae long comme le bras, que des intellectuels de premier plan lui manifestent leur estime, certains s'obstinent à ne voir d'elle que son foulard. Un des idéologues du Centre communautaire laïc juif (CCLJ), fidèle à ses obsessions, diffuse à son propos un ramassis de rumeurs de la plus belle veine conspirationniste. Il est relayé par une parlementaire libérale bruxelloise, bien identifiée comme la députée communautaire juive, qui répercute dans une enceinte officielle les allégations les plus blessantes à son égard. Le même milieu est à la base des pressions qui ont été exercées sur l’Union des étudiants juifs de Belgique (UEJB) pour qu’elle renonce, contre sa volonté, à inviter Fatima Zibouh dans le cadre d’une activité organisée ce 19 mars au Musée juif.
Heureusement, tous les Juifs de Belgique ne partagent pas cette obsession. L’UEJB s’est engagée dans une démarche de fraternisation avec la jeunesse musulmane. Le Ceji, une association européenne basée à Bruxelles, propose des formations en parallèle sur l’antisémitisme et l’islamophobie. Les jeunes de l’Union des progressistes juifs de Belgique (UPJB) manifestent avec un calicot affirmant « Contre le racisme, Juifs et Musulmans même combat ». Enfin, je ne suis pas près d’oublier l’émouvante visite qu’avait rendue, à la suite de l'UPJB, le grand rabbin de Bruxelles Albert Guigui aux sans-papiers marocains et musulmans qui occupaient l’église du Béguinage et qui avaient explicitement demandé la solidarité de leurs « cousins juifs ». Appel auquel les estampillés Juifs laïcs étaient restés sourds.
Comme l’écrivait la sociologue française Illana Weizman, une des invitées à l’activité de l’UEJB dont Fatima Zibouh avait été écartée : « En tant que Juifs, antiracistes, nous ne laisserons pas passer l’islamophobie, même si elle vient de nos communautés, surtout si elle vient de nos communautés ».
Je veux croire que de nombreux Juifs, de nombreuses Juives se reconnaîtront dans cet engagement. Et que beaucoup se retrouveront dans la belle initiative du Musée juif de Belgique.