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Faut-il sauver Brussels Airlines ?

Henri Goldman

· BELGIQUE

On en discute ces derniers jours, mais la question n’est pas neuve : comment mettre en balance l’utilité sociale de telle ou telle activité économique et ses effets dérivés en termes d’emplois directs et indirects ? Même question à propos d’autres joyaux économiques de la Belgique, comme la Fabrique nationale d’armes d’Herstal, où les principes éthiques se heurtent à une résistance syndicale un brin cynique même si tellement compréhensible (« si nous ne produisons plus d’armes, les Chinois le feront à notre place »), ou pour le circuit de Francorchamps, qui symbolise à la perfection le vieux monde dont on ne veut plus (compétition, vitesse, pollution…) mais qui fait vivre, paraît-il, 15 000 personnes dans la région (fournisseurs divers, hôtellerie, jobs temporaires) qu’on ne peut ignorer.
 

À Brussels Airlines, on est à deux doigts de la faillite. Devant la catastrophe imminente, il va falloir décider très vite. Des scénarios circulent. Mais l’urgence ne dispense pas de décoller le nez du guidon, au risque d’être chaque fois pris de court, car ce ne sera pas la dernière fois. La crise sanitaire, volet de la crise climatique qui n’est elle-même que la manifestation de l’épuisement du modèle néolibéral mondialisé, produira à la pelle d’autres situations similaires. Pourquoi colmater brèche par brèche à coup de millions d’argent public la coque d’un bateau qui coule, s’il est à peu près certain qu’une autre fuite se manifestera juste à côté de la rustine ?

Le capital, le travail et l’État

Comme à chaque fois, trois parties sont impliquées : le capital, le travail et l’État. Soit les trois acteurs de la concertation sociale qui tentent de piloter l’économie belge dans l’esprit du pacte social de 1944. Ce pacte, notamment inspiré par la peur de la contagion du communisme qui sortait vainqueur de sa confrontation avec l’Allemagne nazie, fut à la base du compromis social-démocrate qui assura notre prospérité pendant 30 ans et dont les effets se prolongent encore jusqu’à aujourd’hui comme une queue de comète. À travers ce pacte, le capitalisme concédait au monde du travail une sécurité sociale (chômage, retraite, soins de santé) principalement financée par des cotisations patronales. Quant à l’État, en retrait, il s’engageait à accompagner et à pérenniser une formule qui semblait garantir la paix sociale et civile.

Dans le cas de Brussels Airlines, quels seraient les intérêts de chaque partie ?
L’État n’a pas d’intérêt direct : Brussels Airlines est une société de droit privé et il est difficile de la considérer comme un service public de fait, étant donné la nature non universelle de ses prestations. Mais il s’agit d’une société de droit belge avec un management belge et qui paie ses impôts en Belgique, même si l’actionnaire majoritaire est allemand (Lufthansa). Et c’est la marque « Brussels » qui est promue.
Pour le personnel, seul compte logiquement le maintien de l’emploi.
Mais c’est le troisième partenaire qui a les cartes en main. Celui-ci n’a plus rien à voir avec le patronat qui a signé le pacte social de 1944, puisqu’il n’est plus belge. La mondialisation a fait exploser le cadre national des compromis sociaux. L’actionnaire majoritaire n’est même allemand que nominalement, puisque son capital est détenu à 90 % par une myriade de « zinzins » (portefeuilles d’investisseurs institutionnels) du monde entier. Inutile d’invoquer à leur endroit un quelconque patriotisme, qu’il soit belge, allemand ou même européen. Seul compte le retour sur investissement. Le maintien de la cohésion sociale dans un point quelconque du globe est le cadet de leurs soucis.

Cette grande alliance tripartite autour d'une « économie sociale de marché » n'est-elle pas définitivement dépassée ?

Mais en serait-il autrement qu’une autre question surgirait : cette grande alliance tripartite autour d’une « économie sociale de marché » (appelée parfois « capitalisme rhénan» par opposition au « capitalisme anglo-saxon ») n’est-elle pas définitivement dépassée ? N’est-elle pas intimement liée à l’illusion productiviste, c’est-à-dire au postulat qu’une croissance ininterrompue de l’économie ferait le bonheur de l’humanité, toutes classes sociales confondues qui auraient alors tout intérêt à coopérer plutôt qu’à s’affronter ? Même si la mondialisation n’avait pas modifié la nature d’un des trois acteurs du compromis, la prise de conscience écologiste des limites de la planète le rendrait de toute façon caduc.

Nous passerons inéluctablement d’un monde à l’autre, post-croissance. Entre les deux, il y a une transition à gérer, où certaines productions devront croître (dans l’isolation des bâtiments, les énergies renouvelables, la mobilité alternative) et d’autres drastiquement décroître pour faire diminuer notre empreinte écologique globale. Une feuille de route doit être rédigée, incluant un cadastre des activités productives à encourager et de celles qui doivent impérativement diminuer la voilure voire s’arrêter à terme, pour orienter les politiques publiques.

C’est en fonction de cette feuille de route que le sort de Brussels Airlines devrait être envisagé. Mais comme elle n’existe pas…