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Français, quand vous parlez de laïcité, il s'agit en fait d'autre chose

Henri Goldman

· EUROPE

Je suis né à Bruxelles et j’y habite depuis toujours. Comme la plupart des Bruxellois, comme les Wallons, les Suisses romands et les Québécois, je fais partie de cette francophonie périphérique dont la France est l’incontestable métropole culturelle. Mais nous avons entre nous un autre point commun : nous vivons dans des États – la Belgique, la Suisse, le Canada – structurellement multiculturels et dont la majorité de la population appartient au monde anglo-saxon ou germanique. Et c’est de ce point de vue, cosmopolite par nature et donc culturellement désenclavé, que j’envisage la société française. Souvent avec sidération.

Notamment sur un point : depuis des années, l’espace public français est saturé par les polémiques autour de la laïcité. Tout tourne autour de la place de la religion – en fait d’une religion en particulier, la religion musulmane – dans l’espace public. On interprète en sens divers la fameuse loi de 1905, acte de naissance de la laïcité à la française. S’opposent les tenants d’une lecture libérale de cette loi qui anime l’Observatoire de laïcité dans la foulée de Jean Baubérot et les partisans d’une laïcité de foi civile qu’on retrouve au Printemps républicain et qui semble avoir désormais les faveurs d’Emmanuel Macron. Le président se profile désormais sur cette question en héritier de Manuel Valls, ce que rien ne laissait présager au moment de son élection.

Or, je ne vois aucun autre pays où la gestion de la diversité culturelle, tant historique que produite par les flux migratoires contemporains, se pose en de tels termes. Car, fondamentalement, ce n’est pas de religion et de laïcité qu’il s’agit. Ce débat en cache un autre.

La religion de Mireille

Le déclic qui m’a donné envie de mettre cette réflexion sur papier date de l’été dernier. Le 23 mars 2018, Mireille Knoll, 85 ans, était sauvagement assassinée chez elle. Immédiatement, le mobile antisémite fut évoqué comme une circonstance aggravante. En juillet 2020, il fut confirmé par la Justice. Mais qu’entendait-on exactement par «mobile antisémite» ? Aurait-elle été assassinée en raison d’une identité culturelle ou de ses origines juives ? Ce n’est pas ainsi que la décision fut motivée. Selon Le Monde qui présentait Mireille Knoll comme «une octogénaire de confession juive», les circonstances aggravantes retenues par les juges chargés de l’instruction renvoyaient à «la vulnérabilité de la victime et [à] son appartenance religieuse».

De confession juive, Mireille Knoll ? Pas exactement. Dans Libé, Félix, un voisin, explique que, «comme beaucoup de ceux qui ont survécu à la Shoah, elle avait pris ses distances avec la religion». Dans Politis, Olivier, un ami proche, renchérit : à ses obsèques au cimetière juif de Bagneux, «le consistoire de Paris était là en force. On a voulu un enterrement religieux pour Mireille qui n’avait pas vraiment de pratique religieuse.»

Mireille Knoll n’avait pas à être assignée à une «confession juive» qu’elle ne partageait pas. Elle était, tout simplement, une Juive, avec la majuscule.

Je confirme : mes parents aussi avaient rompu avec la religion dans laquelle ils avaient grandi. Rescapés d’Auschwitz, survivants de familles massacrées, il leur était difficile de croire encore en un dieu miséricordieux. Ce qui ne les empêchait pas d’être juifs jusqu’au bout des ongles et de vouloir rester fidèles à leur histoire et à leur mémoire. Pourtant, pour la doxa française, on ne peut être juif que par la religion. En vertu de cette doxa, toute la presse hexagonale s’emploie à plaquer de la religion dans la typographie, en s’obstinant à écrire dans tous les cas le substantif «juif» avec une minuscule, comme catholique ou bouddhiste, même s’agissant de personnes incroyantes, au lieu de «Juif» avec une majuscule, comme Breton ou Arabe. Et pourtant, le Larousse comme le Robert établissent bien la distinction entre le «juif-avec-minuscule» (« personne qui professe la religion judaïque. Un juif pratiquant») et le «Juif-avec-majuscule» («personne appartenant à la communauté israélite, au peuple juif. Un Juif polonais»). Selon cette distinction, Mireille Knoll n’avait pas à être assignée à une «confession juive» qu’elle ne partageait pas. Elle était, tout simplement, une Juive, avec la majuscule.

Franco-judaïsme

Depuis le concile de Latran (1215), les Juifs furent partout discriminés dans l’Europe chrétienne. À la fin du XVIIIe siècle, à la suite des Lumières, la révolution française émancipa les Juifs de France. Juifs de religion, Juifs de culture ? Distinction encore anachronique. Dans l’opuscule qui annonçait cette émancipation (Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs, 1787), l’abbé Henri Grégoire pensait plus particulièrement aux Juifs de Lorraine et d’Alsace qui s’exprimaient en yiddish occidental puisqu’il écrivait : «Sans doute on parviendra à extirper cette espèce d’argot, ce jargon tudesco-hébraïco-rabbinique dont se servent les Juifs allemands, qui n’est intelligible que pour eux, et ne sert qu’à épaissir l’ignorance ou à masquer la fourberie.» Les Juifs de France allaient être émancipés en tant que pratiquants d’un culte. En contrepartie, on leur suggérait avec insistance de renoncer à toute forme de particularisme culturel. Ce qu’ils firent.

L’émancipation donna naissance à un florissant «franco-judaïsme», selon l’expression de Charles Enderlin. La petite population juive de France remercia la République en s’assimilant culturellement selon ses désirs, en même temps qu’elle intégra la bourgeoisie naissante. La différence juive fut désormais appréhendée comme une variante religieuse à l’intérieur d’un même peuple, comme pouvait l’être l’identité protestante. Ce franco-judaïsme produisit des personnalités comme Adolphe et Gaston Crémieux, Léon Blum, Pierre Mendès-France, Robert Badinter, René Cassin, la dynastie des Rothschild et le capitaine Dreyfus. Tous Français à la différence indétectable. Juste «de confession juive», une classification sociale qui ne disait rien de leur for intérieur.

À noter : en Allemagne, l’émancipation ne fut achevée qu’en 1891. Outre-Rhin, de nombreux Juifs allemands assimilés de la classe moyenne et souhaitant accéder à une pleine citoyenneté se convertirent au protestantisme, comme les familles de Karl Marx, de Felix Mendelssohn et de Stéphane Hessel. En France, cela n’avait pas été nécessaire. Mais c’est aussi en Allemagne que naquit l’antisémitisme moderne (Wilhelm Marr, 1879), prenant le relais et le contrepied du vieil antijudaïsme chrétien : désormais, ce n’était plus la religion qui définissait le Juif, mais la «race». Il ne fallait pas que les conversions puissent affecter la pureté du sang allemand. Cette rhétorique inspira les théories raciales du nazisme et essaima dans tout l’Occident de tradition chrétienne.

L’actualité se chargea de donner à cette rhétorique un nouvel objet : à partir de la fin du XIXe siècle, des millions de Juifs quittèrent leurs pays de naissance en Europe orientale pour s’installer aux États-Unis et au Canada, en France et au Royaume-Uni. Ces Juifs-là n’avaient rien de commun avec les Franco-Juifs qui avaient si bien réussi à rendre leur judaïsme imperceptible. Ce qu’ils partageaient, ce n’était pas la religion – beaucoup s’en étaient déjà détachés – mais la condition de migrants issus de milieux modestes, s’exprimant entre eux en yiddish et reproduisant les mœurs exotiques de leurs contrées d’origine. Leur arrivée, qui ne passa pas inaperçue, vint alimenter le vieux fond de l’hostilité antijuive, au grand dam des «Français israélites» si bien intégrés. Pour le sens commun, ces Juifs-là ne l’étaient pas principalement «de confession».

Un siècle plus tard, le même phénomène se reproduit à l’endroit des musulmans qui se retrouvent de fait «racisés» : les discriminations multiples (à l’embauche, au logement, face à la police), le mépris, les humiliations frappent aussi bien les musulmans de foi et de pratique que les musulmans de faciès ou de patronyme dont on ne sait rien des convictions religieuses. Impossible d’y échapper, même au prix des dénégations les plus honteuses. Désormais, de la même façon qu’il existe une population de «Juifs» avec majuscule qui englobe les «juifs» adeptes du judaïsme, il existe en France un groupe social de «Musulmans» avec majuscule, aux convictions philosophiques diverses, donc plus large que les seuls «musulmans» selon la confession, même si les proportions sont très probablement inverses que chez les Juifs.

Ce que la religion n’est pas

Il y a, en France, un grand malentendu à propos de la notion de religion. On l’entend généralement comme un ensemble de croyances renvoyant à des prescrits divins, qui pourraient se trouver dès lors en concurrence avec les «lois de la République». Mais ces croyances ne constituent qu’une facette du phénomène religieux, et sans doute pas la principale. La fonction contemporaine de la religion n’est pas identique au sein du groupe dominant majoritaire, où chacun a le loisir de papillonner dans le grand bazar des spiritualités interchangeables, ou au sein des groupes minoritaires issus de l’immigration, où la religion colore et renforce en les sacralisant l’ensemble des comportements sociaux – se vêtir, se nourrir, se rencontrer, séduire, occuper le temps et l’espace – propre à toute société. Des interrelations fortes, qui peuvent aussi se révéler abusives, permettent à des populations fragiles et peu dotées en divers capitaux de se sentir soutenues par un maillage de solidarités chaudes, tissées à partir des références culturelles propres au groupe qui nourrissent l’estime de soi et des siens. Même si cette étymologie est désormais contestée, l’islam d’Europe est bien une religion au sens de religare («relier» en latin) en ce qu’elle relie entre eux des êtres humains qu’elle aide à aborder avec moins d’angoisse cette grande aventure de la migration culturelle. Une aventure qui ne laisse personne indemne.

L’islam transplanté en Europe ne saurait ressembler à une religion épurée comme celle des protestants ou des israélites franco-français.

Voilà pourquoi de nombreux Musulmans avec majuscule, dont on ne sait rien de la foi intime, ne souhaitent pas rompre avec une sociabilité communautaire et familiale imprégnée d’islam nécessaire à leur équilibre et à laquelle ils peuvent s’adosser. Cette sociabilité est codée par l’alimentation halal, le refus de l’alcool en public, la pratique du jeûne, la décence vestimentaire en ce compris le port du foulard et de la barbe, la prière collective du vendredi, le choix des prénoms, une certaine islamisation du langage où Dieu est évoqué compulsivement à tous les coins de phrase même si on n’est pas sûr de vraiment y croire. C’est pourquoi l’islam transplanté en Europe ne saurait ressembler à une religion épurée comme celle des protestants ou des israélites franco-français.

Par rapport aux autres pays développés, la France se signale par une attitude particulièrement intolérante à l’égard de l’expression publique des convictions religieuses, sommées d’être rigoureusement privatisées en contradiction avec la Convention européenne des droits de l’Homme qui postule la liberté de manifester sa religion «tant en public qu’en privé» (article 9). Ainsi, la loi du 15 mars 2004 interdisant le port de signes religieux dans les lycées et collèges n’a d’équivalent dans aucun autre pays. Mais la singularité française va bien au-delà, puisqu’elle s’en prend à toute forme d’affirmation culturelle minoritaire considérée comme contradictoire avec l’éthos national d’une République réputée « une et indivisible ». C’est pour cette raison que la France est un des 4 États sur 47 du Conseil de l’Europe, en compagnie de la Turquie, d’Andorre et de Monaco, à ne pas avoir signé la Convention-cadre du Conseil de l’Europe pour la protection des minorités nationales (1994).

On comprendra pourquoi en lisant l’article 5 de cette convention :
« 1. Les Parties s’engagent à promouvoir les conditions propres à permettre aux personnes appartenant à des minorités nationales de conserver et développer leur culture, ainsi que de préserver les éléments essentiels de leur identité que sont leur religion, leur langue, leurs traditions et leur patrimoine culturel.

2. Sans préjudice des mesures prises dans le cadre de leur politique générale d’intégration, les Parties s’abstiennent de toute politique ou pratique tendant à une assimilation contre leur volonté des personnes appartenant à des minorités nationales et protègent ces personnes contre toute action destinée à une telle assimilation ».

Volontairement, la convention ne précise pas ce qu’il faut entendre par « minorité nationale », abandonnant à chaque État signataire le soin de la définir, d’une approche restreinte limitée aux minorités historiques présentes de longue date sur le territoire à une approche élargie aux nouvelles minorités issues de l’immigration contemporaine. Mais là où elle est plus précise, c’est quand elle affirme que «toute personne appartenant à une minorité nationale a le droit de choisir librement d’être traitée ou ne pas être traitée comme telle et aucun désavantage ne doit résulter de ce choix ou de l’exercice des droits qui y sont liés» (article 3). Contrairement à ce que ses adversaires tentent de faire accroire, la reconnaissance de telles minorités ne peut donc jamais déboucher sur une assignation identitaire ou justifier une forme quelconque d’enfermement communautaire.

Mais alors que l’existence de telles minorités est acquise dans tous les États européens majeurs qui accordent des droits collectifs à des régions périphériques et prennent des mesures de protection des langues et cultures minoritaires – de l’Euzkadi au Pays de Galles, de l’Écosse à la Catalogne, du Val d’Aoste italien au Tessin suisse en passant par les cantons germanophones en bordure de la Wallonie –, cela fut toujours inconcevable en France où on s’est employé avec succès à éradiquer les cultures périphériques de l’Hexagone (Alsace, Flandre, Bretagne, Occitanie…). Il ne fallait pas s’attendre à une attitude plus bienveillante face aux nouvelles cultures minoritaires issues de l’immigration.

Une névrose de l’altérité

La réduction de la diversité culturelle à la diversité religieuse est une des raisons de l’impasse du débat français autour de l’islam. En l’appréhendant comme une question uniquement religieuse, on se trouve confronté à des dogmes postulés d’essence divine, donc non négociables, et leur statut ne peut éventuellement se discuter qu’avec des notables religieux qui se voient du coup intronisés comme interlocuteurs privilégiés. On rêve alors de promouvoir un « islam de France » dans la vieille tradition gallicane et on s’enferre dans une recherche sans issue des bons imams supposés l’incarner, en contradiction avec le principe laïque de la séparation. En revanche, si on prend conscience que ce débat porte sur la prise en compte de la diversité culturelle dans toutes ses dimensions, la religion n’étant que l’une d’entre elles, le champ des possibles s’ouvre. Les dogmes prétendument intangibles peuvent alors être envisagés comme des faits sociaux sujets à variations selon les lieux et les époques. À la suite de sociologues précurseurs[1], on reconnaîtra que les faits litigieux dont on discute à perte de vue (comme tout ce qui tourne autour du vêtement des femmes et qui vire en France à l’obsession paranoïaque) sont en interaction permanente avec leur environnement. Les interlocuteurs naturels sont alors les leaders communautaires de fait, souvent jeunes et des deux sexes, qui n’ont pas besoin d’être des pointures dans l’exégèse coranique pour qu’on les écoute.

Pluriversalisme

Une alternative caricaturale nous intime de choisir entre, d’une part, l’effacement de toute singularité culturelle apparente « à la Zemmour » ou « à la Finkielkraut » et, d’autre part, l’enfermement dans les espaces confinés de la tradition la plus rance selon le modèle des juifs ultra-orthodoxes de Brooklyn mis en scène dans la série Unorthodox. On peut échapper pourtant à ce choix insupportable à condition que «les membres du groupe ethnoculturel majoritaire, tout comme les membres des minorités ethnoculturelles, acceptent que leur culture soit transformée à plus ou moins long terme par le jeu des interactions». Cette phrase est extraite du rapport Fonder l’avenir. Le temps de la conciliation rédigé en 2008 par deux Québécois, le sociologue francophone Gérard Bouchard et le philosophe anglophone Charles Taylor. Il s’inspire de ce qu’on appelle au Québec (et en Belgique) l’interculturalisme. Celui-ci intègre la laïcité dans son interprétation libérale. Mais le champ qu’il embrasse est beaucoup plus large.

Français, levez les yeux du guidon et regardez ce qui se passe ailleurs. Ce qui vous préoccupe n’est qu’accessoirement une question de laïcité. Au XXIe siècle, les migrations internationales ne se tariront pas. Nos villes deviendront chaque jour plus cosmopolites. En résonance avec le monde entier, elles sont déjà les lieux où, inexorablement, les cultures se frottent et s’hybrident. L’universalisme abstrait fera inévitablement place à un «pluriversalisme» (Enrique Dussel) tenant compte d’une pluralité de lieux physiques et émotionnels à partir desquels on éprouve le réel, on part à la rencontre de la société globale, on s’exprime et on agit. L’action culturelle, sociale et politique doit pouvoir accompagner ce processus en veillant à chaque instant à rassurer ceux et celles qui, de part et d’autre, ont peur de perdre les repères qui les aident à se tenir debout. Attention, à gauche, à ne pas alimenter les frustrations en miroir des deux fractions des classes populaires, la «blanche» et la «basanée», au risque de creuser entre elles un fossé infranchissable. Cela demande beaucoup de doigté dans le maniement des symboles identitaires[2]. La grande majorité des antiracistes de Belgique, qu’ils s’expriment en français ou en néerlandais, même très modérés politiquement par ailleurs, est atterrée de voir des personnalités françaises se réclamant encore de la gauche verser régulièrement de l’huile sur le feu en voulant traquer l’islamisme à tort et à travers.

[1] Lire par exemple Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar, Le Foulard et la République, 1995, La Découverte

[2] Dans mon essai Le rejet français de l’islam (PUF, 2012), j’avais abordé le partage négocié de l’espace symbolique comme une des modalités de la démarche interculturelle.