Remarque préliminaire : face au harcèlement virtuel qu’elle a récemment subi et dont elle s'est plaint, j’ai, dans un billet précédent, pris la défense de Nadia Geerts de façon "voltairienne", c’est-à-dire en référence à cette maxime prêtée abusivement au philosophe français : Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire (quoique "jusqu’à la mort" est sans doute exagéré). Cette défense était inconditionnelle. Ne voulant pas tout mélanger, j'ai reporté à plus tard l'examen de ces désaccords. C'est l'objet de ce billet. Je récuse par avance la confusion des genres qui avait fleuri avec Charlie : défendre la liberté de quiconque de pouvoir exposer ses idées sans risquer sa vie, ça ne revient pas à les approuver. De la même manière, critiquer même durement les opinions de tel ou telle, ce n'est pas lui "mettre une cible dans le dos à l'attention des assassins", comme cela est régulièrement suggéré en France et en Belgique pour museler la critique. Évitons d'hystériser le débat.
Nadia Geerts intervient régulièrement sur la place publique. Elle s'expose ainsi à la contradiction, ce qui est une excellente chose pour la vitalité du débat démocratique. C'est vrai, celle-ci ne s'exerce pas toujours avec toute la bienséance requise, surtout sur les réseaux sociaux où les lâches peuvent s'en donner à cœur joie. La polémique est un sport de combat où on donne des coups et où on en reçoit. Dans cet exercice que je pratique aussi, on ne se fait pas que des amis et il faut apprendre à encaisser.
À contre-courant ?
Encore faut-il ne pas abuser de la posture victimaire, surtout si on ne se prive jamais de la dénoncer chez les autres. En tête de son blog, Nadia Geerts se présente comme "une militante belge laïque, féministe et antiraciste qui pense volontiers à contre-courant". À contre-courant ? Ça ne me saute pas aux yeux. La polémiste a ses ronds de serviette dans quelques médias distingués. Depuis des années, elle est chez elle à la RTBF dont elle fut la saison dernière une invitée récurrente. Elle jouit de soutiens de poids, comme ceux et celles qui ont signé cette carte blanche. Pour parler de sa Belgique, elle dispose désormais d'une chronique régulière dans l'hebdomadaire français Marianne qui s'affiche dans tous les kiosques et écrit aussi dans Causeur, un mensuel qui oscille entre Éric Zemmour et Alain Finkielkraut (en manchette). Soit des publications qui ne sont pas spécialement connues pour "penser à contre-courant" de la pensée dominante. Quel contradicteur de Nadia Geerts peut disposer d'autant d'espaces pour s'exprimer [1] ?
Mais, pour la première fois, la décision de WBE (Wallonie-Bruxelles Enseignement) d'autoriser le port du foulard pour les élèves, réputées majeures, de l'enseignement supérieur vient de lui infliger une défaite idéologique au cœur de son pré carré. D'un seul coup, elle s'est vue désavouée par son autorité hiérarchique alors que, jusqu'ici, c'est elle qui donnait le ton en matière de laïcité scolaire.
La position défendue par Nadia Geerts n'est pas républicaine, elle est despotique.
Nadia Geerts, formatrice de futurs enseignants dans une Haute école bruxelloise, a toujours été intransigeante sur la "neutralité vestimentaire" de ses étudiantes. Elle n'en démordait pas : pas question qu'elles aient la tête couverte pendant leurs études puisqu'elles devront se découvrir quand elles exerceront leur profession. Autant qu'elles s'y habituent tout de suite. Pour cette raison, elle avait salué l'arrêt de la Cour constitutionnelle confirmant le droit des établissements de l'enseignement supérieur d'interdire le port du foulard par les étudiantes via des règlements d'ordre intérieur. Dans sa chronique de Marianne (17 juin 2020), elle estimait que cette décision prenait fait et cause pour une interprétation "républicaine" de l'égalité. Adjectif mal choisi : il lui a sans doute échappé que dans la République française, AUCUN établissement d'enseignement supérieur n'est autorisé à limiter la liberté de conscience d'étudiantes adultes, même de celles qui se destinent à l'enseignement [2]. De même, il lui a aussi échappé qu'en Belgique, l'Université forme également des professeurs et que le port de "signes convictionnels" y est autorisé partout. Et c'est logique : une enseignante portant le foulard n'est pas sans débouché professionnel. Il lui est encore possible de travailler dans l'enseignement à distance, dans de nombreux établissements des réseaux libres, comme professeur de religion dans l'enseignement officiel, dans des professions connexes où un diplôme pédagogique est tout à fait valorisable, voire de continuer ses études en bifurquant ou de s'expatrier. Il revient à chaque personne adulte, et à elle seule, de prendre ses responsabilités pour ce qui la concerne. La position défendue par Nadia Geerts n'est pas républicaine, elle est despotique.
Sa trajectoire me fait penser à un phénomène qui s'est malheureusement confirmé dans toutes les luttes d'émancipation : le groupe qui a conquis des droits pour lui-même ferme la porte derrière lui. En 1789, la bourgeoisie émergente abolit les privilèges de la noblesse et du clergé, mais elle conforte ceux de la propriété pour ne pas donner de mauvaises idées aux partageux. La conquête et la consolidation des droits démocratiques en Europe ne valait pas pour les peuples du sud qu'on pouvait continuer à asservir. Et l'affirmation d'un féminisme européen incarné principalement par des femmes des classes moyennes et supérieures ne s'étend pas aux femmes subalternes, généralement issues de l'immigration, auxquelles les bourgeoises ont massivement recours comme femmes de ménage, infirmières ou garde-malades pour se décharger sur elles de la malédiction du care qui entravait leurs libertés fraîchement conquises [4].
La faculté qu'ont les dominant·es de faire la leçon aux subalternes en étant à ce point aveugle à la position sociale d'où ils et elles parlent a quelque chose de pathétique.
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Nota bene : il y a dix ans, j'ai débattu à peu près des mêmes sujets avec Caroline Fourest, en allant un peu plus loin dans la formulation de nos désaccords. Voici le compte-rendu que j'en avais fait alors sur mon blog.
[1] C'est peut-être hors sujet, mais je vous invite à lire le dernier billet de Nadia Geerts dans Marianne, où elle s'en prend à ce qu'elle nomme "une lecture marxiste du monde". À la place du MR, je m'empresserais de lui offrir une belle place sur ses prochaines listes électorales.
[2] Pour être tout à fait complet, précisons que, dans le cadre de l'actuel débat français sur la loi destinée à conforter les principes républicains (anciennement nommée "contre le séparatisme"), la droite et l'extrême droite ont souhaité étendre l'interdiction du port du foulard à l'enseignement supérieur. C'était déjà la position de Nicolas Sarkozy et c'est toujours celle de LR et du Rassemblement national. Même pour Macron, c'est un pont trop loin.
[3] Notons que, quand la décision de WBE est tombée, c'est encore à Causeur, alors en pleine croisade contre l'islamo-gauchisme, qu'elle a confié son indignation.
[4] À propos de cette dernière phrase, Irène Kaufer m'a envoyé ce commentaire que je partage d'autant plus volontiers que je suis d'accord avec elle : "C'est vraiment passer avec légèreté sur le fait que cette «malédiction» est en fait une «mâle-éviction», le partage toujours très inégal des tâches de reproduction, qui fait que même après «délégation», c'est encore sur ces «bourgeoises» que pèse la charge mentale et la responsabilité, dont les «bourgeois» sont si facilement acquittés."