On l’a oublié, mais avant d’être une doctrine économique exaltant les vertus de la libre entreprise, le libéralisme est d’abord une doctrine philosophique mettant la liberté individuelle à la première place des droits que la société doit garantir. L’État libéral s’engage à protéger ses citoyens et ses citoyennes de toute entrave à leur liberté individuelle pour autant qu’elle ne mette pas celle des autres en péril. Cet engagement est opposable aux tiers. Mais en premier lieu à lui-même : l’État libéral s’interdit d’interférer dans la manière dont chaque personne souhaite conduire sa vie. Qui elle veut aimer, comment elle souhaite mourir, comment elle veut s’habiller et se présenter aux autres : ce n’est pas son affaire.
Or, depuis quelques années, on voit émerger un monstre politique bicéphale : ultra-libéral en matière économique, mais «illibéral» en matière démocratique. Pour Viktor Orban, le Premier ministre hongrois qui s’est le fait le chantre de la «démocratie illibérale», la nation «n’est pas un simple ramassis d’individus, mais une communauté qui doit être organisée, renforcée, construite». Chaque nation doit être soudée par une idéologie nationale qui assure la primauté de la responsabilité envers son propre peuple sur les principes universels de liberté individuelle et d’égalité que prône le libéralisme démocratique. (Voir ici son discours programmatique, 17 septembre 2015, Kötcse).
En France, une autre variété d’illibéralisme prospère sous la forme d’un étonnant syncrétisme catholaïque non assumé.
Cette idéologie est nationale-chrétienne en Hongrie et en Pologne, terres d’un illibéralisme assumé. On posera ici comme hypothèse qu’en France, une autre variété d’illibéralisme prospère sous la forme d’un étonnant syncrétisme catholaïque non assumé et sous les auspices d’une curieuse République autour de laquelle communient désormais les héritiers des Vendéens et ceux de la Montagne, jadis adversaires.
L’affaire n’est pas neuve. Pour ce qui est du libéralisme philosophique, la France est à la remorque depuis longtemps. Elle a été une des dernières en Europe à abolir la peine de mort, elle a vécu un véritable psychodrame national autour du «mariage pour tous» démontrant la puissance de son impensé clérical alors qu’en Belgique, où la démocratie-chrétienne a toujours opéré au grand jour, l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe a été adoptée comme une lettre à la poste. En France, le droit de mourir dans la dignité n’est toujours pas acquis, pas plus que le droit de vote des étrangers aux élections locales malgré les promesses. Le décorum républicain singe les ors de la monarchie et on continue à appeler les femmes du nom de leur mari.
En ce moment même, on débat d’une loi supposée conforter les «Principes de la République» qui cible spécifiquement, sans jamais la nommer dans le texte mais toujours dans les commentaires, la minorité musulmane. (Voir à ce propos l’avis sévère de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme.) Plus que jamais, les droits fondamentaux des personnes issues de la principale immigration postcoloniale sont mis sous pression. Si la gauche résiste (voir ici l’intervention de Jean-Luc Mélenchon à l’Assemblée nationale française, que je salue malgré quelques étonnements), la droite et l’extrême droite en rajoutent, voulant interdire le port du foulard islamique – encore lui – là où il est encore autorisé : à l’université, dans les associations bénéficiant de subventions publiques, voire dans la rue. Pour ces grands républicains, la responsabilité envers la communauté nationale passe désormais avant les principes universels de liberté individuelle et d’égalité que prône le libéralisme démocratique. France-Hongrie, même combat ?
Post-scriptum : en défense « voltairienne » de Nadia Geerts
Le 7 février 2012, une conférence où devait intervenir Caroline Fourest à l’ULB n'avait pu se tenir suite à l’intervention d'un groupe de contradicteurs présents dans la salle. Sur le fond, j’avais plus de points communs avec ces contradicteurs qu’avec Fourest. Mais j’avais sans aucune ambiguïté condamné ce «chahut» (Voir Revue Politique, n° 74 et sur ce blog). À mes yeux, «le respect sourcilleux de la liberté d’expression n’est pas une variable tactique dans la lutte idéologique sur laquelle on pourrait s’asseoir au gré des circonstances, mais une condition de la possibilité d’une telle lutte, à revendiquer et à protéger en permanence. »
Je pense la même chose à propos de Nadia Geerts qui est un peu le double belge de Fourest. Je suis en complet désaccord avec ses positions en matière de laïcité en général et de «voile» en particulier. Mais je me dissocie complètement de ceux et celles qui profitent d’une circonstance qui la désole tandis qu'elle me réjouit – la décision de Wallonie-Bruxelles Enseignement d’autoriser le port du foulard dans l’enseignement supérieur, où elle enseigne – pour la harceler sur Facebook et la menacer dans son intégrité. (Voir ici le récit détaillé qu’elle en fait sur son blog.) Face à ce harcèlement, je suis «voltairien» : malgré mes désaccords avec elle, elle peut compter sur mon soutien public face aux menaces qui la visent. Comme lors du chahut de 2012, j’ai sans doute sur le fond beaucoup plus en commun avec ses harceleurs qu’avec elle. Mais nous n’avons pas besoin de dégrader les conditions de base de la confrontation démocratique pour faire valoir nos points de vue. Si nous voulons être entendus par ceux et celles qui sont séduits par les thèses de nos adversaires idéologiques, il faut accepter de débattre correctement avec eux et ne pas se contenter de se monter la tête bien calfeutrés dans l’entre-soi des réseaux sociaux, ce qui n’a jamais fait bouger les lignes d’un millimètre. J’ai déjà débattu en public tant avec Fourest qu’avec Geerts et je le referai volontiers.
Quand à nos désaccords sur le fond, j’y reviendrai à une autre occasion pour ne pas tout mélanger.
En manchette : partie d'une affiche (2012) du Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF) sur le thème Nous aussi sommes la nation. L'affiche s'inspire du tableau de David Le serment du jeu de paume où on ne voyait aucune femme ni aucune personne non blanche.
Cette affiche fut interdite à l'affichage dans le métro parisien pour communautarisme et le CCIF fut dissous en 2020 pour propagande islamiste.