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Islam et vaccination

Henri Goldman

· BRUXELLES,MONDE

Une rumeur insistante pointe la cause du faible taux de vaccination à Molenbeek et à Saint-Josse-ten-Noode : les habitants de ces deux communes bruxelloises sont très majoritairement de religion musulmane et "des études tant européennes qu’américaines ont montré que plus les individus adhéraient à une religion, moins ils avaient une attitude positive envers les sciences, ce qui contribue à entretenir la défiance à l’égard de la vaccination". Cette citation est reprise d’un billet posté ce jeudi 10 septembre sur le mur Facebook de Jean-Philippe Schreiber, un professeur de l’ULB pour qui j’ai de l’estime et de l’amitié. Mais là je ne peux pas le suivre. Bien sûr, Schreiber est trop fin pour tout renvoyer à une seule cause. Il dit d’entrée que "ces facteurs culturels s’entrecroisent avec des facteurs sociaux et éducatifs, et ne se comprennent pas les uns sans les autres". Mais ici, il reprend à son compte une recherche de Gingras et Talin, deux chercheurs québécois, affirmant que "plus les individus adhèrent à une religion, moins ils ont une attitude positive envers les sciences" [1]. Et donc, en conséquence, moins ils se vaccinent.

Prudent, il convient que "c’est une hypothèse de travail". Mais, à ses yeux, il serait essentiel de prendre en compte "cette forme-là de résistance" pour "persuader, persuader… persuader encore des bienfaits de la vaccination et tenter de convaincre que parfois la science peut ce que la religion ne peut pas". 

J’ouvre une parenthèse. Admettons l’hypothèse juste un instant. Comment on fait pour "persuader" spécifiquement des musulmans ? On fait des prêches en arabe et en turc ? On multiplie les injonctions médiatiques ciblées ? On demande, je ne sais pas moi, à des figures décrétées positives comme Hassen Chalgoumi ou Ismaël Saïdi de faire des clips vidéos sur YouTube pour faire bouger les récalcitrants ? Quelqu’un pense vraiment que ça peut donner des résultats ? Fin de la parenthèse. Pour moi, cette "hypothèse de travail" ne mène à rien.

A Bruxelles comme dans le monde

Saint-Josse et Molenbeek sont les communes bruxelloises où le revenu médian est le plus bas. "Plus les revenus sont hauts, plus on se vaccine : les taux de vaccination des 19 communes bruxelloises le prouvent" titrait L’Avenir du 4 août. Mais, c'est un fait, la population de ces deux communes est très majoritairement musulmane. Laquelle des deux variables est déterminante pour expliquer le rejet de la vaccination ? Si c’est la variable religieuse, les États musulmans devraient présenter de très faibles performances en matière de vaccination par rapport aux États sécularisés. Eh bien non. Examinons ce tableau mis à jour. Tout en haut de la liste, on trouve les Émirats Arabes Unis qui ont intégralement vacciné leur population à 78,4% et le Qatar à 76,7. Par comparaison, la Belgique est à 68,74, la France à 68,02, les Pays-Bas à 62,74. Mais d’autres États musulmans font beaucoup moins bien. L'Arabie saoudite est à 46,96, le Maroc à 44,05, ce qui est toujours mieux que des pays européens comme la Lettonie, la Slovaquie, la Roumanie ou la Croatie qui étaient encore communistes il y a une génération, et c’est même mieux que Cuba à 36,83. Plus loin, l’Indonésie est à 14,76, ex æquo avec la Biélorussie post-soviétique à 14,74. L’Iran est à 11,53, au coude à coude avec le Vénézuela de Maduro à 11,73. Le Pakistan est à 9,64, le Bangla Desh à 7,66, mais le Vietnam n’est qu’à 3,87. 

Ces énormes écarts n’ont manifestement rien à voir avec les taux de religiosité. À l’évidence, le constat de L’Avenir pour Bruxelles vaut pour toute la planète. Au niveau mondial, la fracture vaccinale renvoie principalement aux écarts de développement économique. Au niveau local, elle renvoie principalement  aux inégalités sociales.

À Bruxelles comme ailleurs, le refus de la vaccination est-il autre chose que la marque d’une très large méfiance des classes populaires à l’égard des autorités, qu’elles soient politiques, médiatiques ou scientifiques ? C’est simple : on ne les croit plus et donc on ne suit plus leurs consignes. Dans une société où, à l’occasion de la pandémie, toutes les inégalités se sont exacerbées – souvenons-nous de l’injonction à rester chez soi dans des logements exigus et de la police qui patrouillait dans les quartiers populaires pour faire rentrer les ados chez eux –, il me semble qu’on peut comprendre qu’on ne se précipite pas quand le maître siffle [2]. 

Oui, j’en conviens, c’est désolant. La fracture vaccinale est un effet collatéral dramatique d’une fracture démocratique qui vient se superposer à la fracture sociale, à la fracture territoriale – celle qui s’est encore manifestée lors des inondations en Wallonie qui ont surtout dévasté l'habitat ouvrier – et à la fracture ethnoculturelle dont la religion n’est qu’une facette. Toutes ces fractures coïncident aujourd’hui, à Bruxelles comme à Verviers. Privilégier le biais religieux pour les expliquer serait une manière pas très courageuse de se dédouaner des responsabilités collectives. Les populations concernées ont d’abord besoin qu’on les écoute et qu’on les respecte. Pas qu’on leur fasse la leçon. 

[1] Lire ici une présentation critique de cette recherche. 

[2] Voir aussi cette étude de Renaud Maes, chercheur à l'ULB et par ailleurs rédacteur en chef de La Revue Nouvelle.