On parle souvent de laïcité sur ce blog (comme par exemple ici ou là). Pourtant, cette notion m'a été longtemps étrangère. Je n'ai pas fréquenté l'Université libre de Bruxelles. L'appartenance à la franc-maçonnerie de certain·es de mes ami·es reste encore aujourd'hui pour moi un mystère. Je n'ai jamais compris pourquoi, dans certaines circonstances, on chante encore "à bas la calotte". Cette incompréhension, que je dois partager avec de nombreuses personnes issues de l'immigration, est sans doute la preuve de mon extériorité à une identité narrative belgo-belge qui s'échine à perpétuer des batailles d'un autre temps. Mes parents ne m'ont inculqué aucun prescrit religieux ou antireligieux, me laissant me dépatouiller tout seul dans le grand bazar des questions sans réponses. Mais, en revanche, ils m'ont transmis de façon indélébile la mémoire du crime contre l'humanité qui a détruit ma famille entre 1941 et 1945. C'est donc la lutte contre le racisme qui est le noyau dur de mon engagement politique. Et celle-ci est pour moi inséparable de la reconnaissance et de la protection de la diversité culturelle, dont la diversité religieuse est une facette.
Le rapport avec la laïcité ? Le voici. Aujourd'hui, une certaine forme de défense de la laïcité est devenue l'habillage le plus courant d'un racisme inavoué. Car est bien raciste à mes yeux l'injonction, pour être accepté·e, à se dépouiller de son héritage culturel, comme – un exemple parmi d'autres – de valoriser les femmes arabes qui s'habillent à l'européenne en se juchant sur des hauts talons, ce qui leur permettra d'accéder à la une du Figaro Magazine.
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Raciste, la laïcité ? Bien sûr que non. C'est une condition indispensable pour faire société dans des ensembles inéluctablement multiculturels et donc multireligieux. Mais alors dans sa version historique qui est libérale : l'émergence de la laïcité participe du large mouvement d'émancipation des individus qui doivent être protégés de toute imposition extérieure, notamment étatique, quant à leur liberté de vivre selon leur propre conception de la vie bonne. La loi française de 1905 participe de cette vision, de même que la déclaration universelle sur la laïcité au XXIe siècle qui fut rendue publique un siècle plus tard et qui la prolonge.
En France, cette approche libérale de la laïcité s'était imposée en 1905 contre une approche autoritaire qui voulait utiliser la contrainte régalienne pour refouler d'abord, éradiquer ensuite les religions dans l'espace public. Au dernier tournant du siècle, cette tentation autoritaire a refait surface au point de devenir dominante de la sphère politique française, de l'extrême gauche à l'extrême droite. Dans une ambiance de guerre des civilisations relancée par les attentats du 11 septembre 2001, ce fut la réponse à l'affirmation sur le sol de France d'une population issue de l'immigration du travail algérienne et marocaine, une population qui aspirait à une pleine citoyenneté sans rompre pour autant avec ses traditions et ses ressources culturelles propres. C'est ce qu'un hiérarque de l'UMP, François Baroin, avait nommé en 2003 la "nouvelle laïcité", manifestant ainsi sa rupture avec l'ancienne. De façon fort peu libérale, ce nouvel avatar d'une belle idée désignait ses adversaires : le "communautarisme", puis le "séparatisme", avec les seuls Musulmans dans le collimateur.
Ainsi, l'instrumentalisation de la laïcité à des fins liberticides a permis de s'en prendre à la minorité musulmane par le prisme de ses pratiques religieuses ou perçues comme telles. Elle formerait un groupe soudé dont l'objectif serait d'imposer la charia à nos sociétés, le "voile" étant l'emblême de ce projet infâme. On nous assure que les Frères musulmans tirent les ficelles du complot. Le seul fait de s'en dissocier est bien la preuve qu'on en est, car tout le monde sait bien que les Frères usent de la dissimulation pour camoufler leurs noirs desseins sous une apparence inoffensive. La parano se porte bien.
Nous saurons qui inviter
C'est bien connu : les Belges francophones, de gauche comme de droite, sont scotché·es à la scène médiatique parisienne. À chacune de leurs publications, la presse déroule le tapis rouge devant Caroline Fourest, Mohamed Sifaoui ou Pascal Bruckner, dignes représentant·es de cette "nouvelle laïcité", pour indiquer la voie à suivre aux provinciaux que nous sommes. Cela se passe sous le regard incrédule des libéraux flamands, d'Alexander De Croo à Bart Somers en passant par le bourgmestre de Gand, Mathias De Clercq, qui se sentent nettement plus en phase avec le libéral inclusif Justin Trudeau à Ottawa qu'avec la nouvelle doxa républicaine française, laquelle ne fascine que certain·es d'entre "nous" [1].
Mais, heureusement pour nous autres francophones de Belgique qui pensons que "il n'y a bon bec que de Paris" (François Villon), tout n'est pas perdu de ce côté-là. Après la dissolution par Macron de l'Observatoire de la laïcité (2013-2021) suspecté de ne pas adhérer avec assez d'enthousiasme à la nouvelle doxa laïciste [2], une nouvelle assocation vient de se constituer : la Vigie de la laïcité. Visitez ce site : c'est une mine de réflexions utiles. On y retrouvera tout ce que la République compte de partisan·es de la laïcité dans sa version libérale originelle, à commencer par Jean-Louis Bianco, le président de feu l'Observatoire de la laïcité, et Jean Baubérot, historien de référence et rédacteur de déclaration universelle sur la laïcité au XXIe siècle. Quand nous aurons besoin de cautions françaises pour nous éviter qu'une croisade laïciste n'alimente une guerre civile larvée contre une partie de notre population, comme c'est malheureusement le cas en France avec la toute récente loi contre le séparatisme, nous saurons maintenant qui inviter.
Mais comme, à mes yeux, la "nouvelle laïcité" n'est que le cache-sexe d'un "nouveau racisme" qui ne s'avoue pas et dont les causes sont "structurelles", comme toutes les formes de domination, il ne faudra pas attendre monts et merveille du retour à la laïcité originelle. Celle-ci est libérale. Elle n'est pas décoloniale. Mais un combat n'empêche pas l'autre.
[1] Du côté libéral francophone, Hervé Hasquin fait exception. Mais il est bien le seul.
[2] Le "laïcisme" est à la laïcité ce que "l'islamisme" est à l'islam.