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L'enfumage de l'anti-antisionisme

Henri Goldman

· BELGIQUE,EUROPE,MONDE

Ce qu’il y a de bien avec Joël Rubinfeld, l’omniprésident de la Ligue belge contre l’antisémitisme [1], c’est qu’il annonce la couleur sans tourner autour du pot, là où d’autres enrobent leur propos d’une épaisse couche d’euphémismes. C’est donc un plaisir de polémiquer avec lui.

Sa grande spécialité est d’expliquer que l’antisionisme est la forme contemporaine de l’antisémitisme. Dans une carte blanche du Soir, (15/04/2021), il répond à Vincent Engel, un des cinq signataires belges de la nouvelle Jerusalem Declaration on Antisemitism (JDA) que, pour ma part, j'avais salué dans mon dernier billet. La défense acharnée par Rubinfeld de la définition controversée de l’antisémitisme proposée par l’International Holocaust Remembrance Association (en tir groupé avec celle de Joël Kotek dans La Libre, 11/04/2021) confirme que celle-ci fait bien partie de l’arsenal propagandiste israélien.

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Lire aussi : L'antisémitisme instrumentalisé (11 avril 2021)

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Rubinfeld fait mine de croire que la JDA est «antisioniste», ce qui n’est absolument pas le cas. Elle a d’ailleurs été signée par l’écrivain israélien Abraham B. Yehoshua, une des consciences de la gauche sioniste israélienne. Je retiens dans son argumentaire cette affirmation bien carrée : «Pour comprendre ce qu’est l’antisionisme, il suffit d’expliquer ce qu’est le sionisme, lequel se résume à une seule et simple chose : le droit à l’autodétermination du peuple juif sur sa terre ancestrale. L’antisionisme étant sa négation, il consiste à dénier au seul peuple juif un droit naturel accordé à tous les autres peuples de la Terre et, dès lors, à nier la légitimité même de l’État d’Israël, son droit à l’existence. Cela porte un nom : antisémitisme.» En voilà une trouvaille : l’autodétermination d’un peuple pourrait donc s’accomplir «sur sa terre ancestrale», même s'il n'y vit plus depuis deux mille ans et même si, depuis, un autre peuple y a pris racine [2]. On pressent des perspectives vertigineuses pour le droit international s’il devait retenir ce critère.

La majorité des Juifs ne vivent toujours pas en Israël, manifestant ainsi qu'ils n'ont aucune envie de «s'autodéterminer» dans ce pays.

Ce n’est pas la seule fantaisie de Rubinfeld. Dans une contribution au Vif-L’Express (28/02/2019) où nous étions confrontés, j’avais tenté d’établir une nomenclature. Il n’y a pas un antisionisme, mais quatre.

1. Il y a d'abord l'antisionisme juif. Jusqu'à la naissance de l'État d'Israël en 1948, les Juifs d'Europe étaient en majorité antisionistes. Ils étaient soit religieux orthodoxes et estimaient que seule l'arrivée du Messie pouvait donner le signal du rassemblement des Juifs en Terre sainte, soit communistes et misaient sur la Révolution pour abolir la misère et les discriminations, soit socialistes du Bund qui voulaient consolider une existence juive autonome sur place, soit en voie d'assimilation dans leurs pays respectifs. À partir de 1948, le flux de sympathie s'est inversé mais la majorité des Juifs ne vivent toujours pas en Israël, manifestant ainsi qu'ils n'ont aucune envie de «s'autodéterminer» dans ce pays. En outre, il reste toujours de nombreux Juifs pour qui le sionisme n'est pas une solution adéquate aux problèmes qu'ils ont pu ou peuvent toujours rencontrer. Pour certains, il est particulièrement insupportable qu'Israël prétende agir en leur nom et ils l'expriment. Il serait évidemment ridicule de les considérer, pour cette raison, comme des antisémites.

2. Ensuite, il y a l'antisionisme des Palestiniens. Leur antisionisme est une évidence, car leur malheur actuel vient de là. Israël s'est en grande partie établi sur des terres palestiniennes conquises en 1947-1948. Cet État se définit comme un État ethnique juif, alors qu'il comporte une minorité importante de Palestiniens qui y vivent comme des citoyens de seconde zone. Depuis plus de cinquante ans, il a annexé ou occupé illégalement divers territoires – Jérusalem-Est, la Cisjordanie ainsi que le Golan syrien – et installé des colonies de peuplement au cœur de la population palestinienne qui subit un régime colonial d'apartheid. Il soumet la Bande de Gaza à un blocus cruel. Cet antisionisme palestinien est largement partagé dans les pays du Sud, où le sionisme est perçu comme un avatar du colonialisme européen, ainsi que dans les communautés immigrées issues de ces pays-là [3].

Inévitable, l'antisémitisme ?

3. Puis, il y a l'antisionisme de la gauche européenne. Engagée depuis l'affaire Dreyfus en faveur de l'égalité citoyenne des Juifs dans les sociétés où ils vivaient, elle ne pouvait accepter le postulat sioniste que cette égalité est une chimère et que l'antisémitisme est inévitable. Si, à la Libération, la gauche européenne fut plutôt favorable à la création d'Israël sur une partie de la Palestine comme réparation du génocide dont les Juifs furent victimes sur le sol européen, il apparut à certains, à partir de l'occupation en 1967 par Israël de nouveaux territoires palestiniens, que cette politique n'était que le prolongement du projet sioniste encore inachevé qui postulait la conquête de toute la Palestine. Cet accomplissement du sionisme est ouvertement revendiqué par les dirigeants israéliens actuels. Il a redonné vigueur à un antisionisme de gauche qui n'a, évidemment, rien à voir avec de l'antisémitisme.

4. Enfin, il y a l'antisionisme des antisémites. Ceux-là utilisent l'hostilité qu'inspire la politique israélienne dans l'opinion publique mondiale pour la canaliser vers la haine des Juifs en tant que tels. Pour eux, le sionisme n'est que l'actualisation du vieux complot juif qui vise à dominer le monde. En de nombreux endroits, l'antisionisme n'a été qu'un antisémitisme euphémisé comme en URSS sous Brejnev (émigration de quelques millions de Juifs soviétiques) ou dans la Pologne communiste en 1968 (purges au sein du Parti communiste). Mais aussi dans le monde arabe, depuis certaines déclarations peu équivoques du Syrien Bachar al-Assad jusqu'à la diffusion du célèbre faux des Protocoles des sages de Sion en Égypte et à Gaza. Cet antisionisme antisémite rencontre un écho dans une certaine mouvance européenne «antisystème» travaillée par le complotisme.

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Lire aussi : Faut-il être antisioniste ? (4 février 2009)

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Anticolonialiste !

À cause de cette polysémie – où une forme nauséabonde d'antisionisme est utilisée pour discréditer d'autres antisionismes pourtant irréprochables –, j'ai pris le pli de répondre systématiquement à la question : «Êtes-vous antisioniste ?» par une autre question : «Qu’entendez-vous exactement par là ?». Comme mon interlocuteur a rarement le temps d'un véritable échange et que, le plus souvent, il cherche juste à me coller une étiquette sur le front, cela me permet d'aller à l'essentiel en évitant le piège sémantique. En tant que critique sévère des politiques israéliennes, je me déclare «anticolonialiste» et cela suffit pour justifier mon soutien de principe aux revendications palestiniennes, à la campagne BDS (boycott, désinvestissement, sanctions) et mon opposition à la «définition» de l’IHRA à laquelle Joël Rubinfeld tient tellement.

[1] Cette ligue ne doit pas compter beaucoup plus de membres que de vice-président·es, mais elle aligne un «comité d’honneur» assez ronflant, relevé par la présence du célébrissime imam de Drancy Hassen Chalghoumi qui n’en rate pas une.  [2] Cette expression (« y a pris racine ») n'est pas très heureuse, comme me l'ont fait remarquer deux correspondants dans les commentaires, puisque des études génétiques récentes démontrent que le génôme des Palestiniens serait plus proche des anciens Hébreux que celui des Juifs contemporains. Mais je ne pense pas que ce critère soit spécialement pertinent « politiquement », même s'il vient à point pour déconstruire le récit d'une continuité biologique présent dans la mythologie sioniste. [3] Lire à ce propos un texte qui a fait date rédigé par un arabisant français par ailleurs d'origine juive : Maxime Rodinson, «Israël, fait colonial ?», Les Temps Modernes, 1967.