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L'antisémitisme instrumentalisé

Henri Goldman

· BELGIQUE,EUROPE

Scandale ! La nouvelle majorité municipale de Strasbourg (2020), avec une jeune maire écologiste à sa tête, vient de refuser de voter (22 mars 2021) une «définition officielle de l’antisémitisme» proposée par la droite locale et soutenue par les socialistes du cru. La preuve serait faite que «l’islamo-gauchisme [dont les Verts et leurs alliés communistes locaux, de même que les Insoumis de Jean-Luc Mélenchon et les partisans de lantiracisme politique, sont régulièrement crédités] est consubstantiel à l’antisémitisme».

Du calme. D’où sort cette «définition officielle» ? Elle est proposée par l’International Holocaust Remembrance Association (IHRA), une institution intergouvernementale fondée en 1998, mais qui n’appartient pas au système onusien et ne compte que 34 membres, dont la Belgique et une grosse majorité d’États européens, mais aussi, hors d’Europe, les États-Unis, le Canada, l’Australie, l’Argentine et Israël. En 2016, l’IHRA va rendre publique une «définition non contraignante de travail de l’antisémitisme» d’une grande banalité [1] qui n’est que la reprise d’une ancienne définition de 2005. Celle-ci était déjà problématique pour des raisons mises alors en évidence par François Dubuisson, du Centre de droit international à l’ULB. À partir de ce moment-là, une intense campagne menée par les lobbies pro-israéliens va inciter à l’adoption de cette définition par le plus grand nombre possible de gouvernements, de parlements, de partis politiques et d’institutions diverses. Avec un certain succès, puisque le Parlement européen, le Conseil de l’Union européenne, le Bundestag, la Parti travailliste britannique, la Ville de Paris et celle de Nice ainsi qu’un grand nombre de Parlements nationaux, dont le Sénat belge, ont adopté la définition. Et ce n’est pas terminé, puisque même le petit parlement francophone bruxellois, qui n’a aucune compétence en la matière, est saisi d’une proposition de résolution dans ce sens.

Quel est le sens de faire voter à tour de bras une «définition non contraignante de travail» ? C’est assez subtil : cette définition, très quelconque en elle-même, est accompagnée d’une batterie d’exemples pour l’illustrer. En approuvant la définition, on n’est pas formellement obligé d’approuver en même temps les exemples, mais vous pouvez aussi le faire, ce qui démontrera que vous avez bien compris la définition. Or, sur les 11 exemples proposés, 7 concernent directement l’État d’Israël, dont certaines critiques jugées excessives par les auteurs se retrouvent assimilées à de l’antisémitisme. Et c’est là que la composition déséquilibrée de l’IHRA sort ses effets : parmi ses membres, aucun n’est issu de la décolonisation, et on sait que, dans ce qu’on appelait jadis le Tiers-Monde, on considère généralement la création d’Israël comme un fait colonial alors que les États européens ont converti en complaisance vis-à-vis d'Israël leur vieille culpabilité à l’égard des Juifs européens victimes d'un génocide entre 1941 et 1945 sur le sol de leur continent.

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Lire aussi : Comment Israël manipule la lutte contre l'antisémitisme (2019)

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C'est la manœuvre : si vous ne votez pas la définition de l’IHRA, vous serez suspectés d’indifférence à l’antisémitisme, voire pire.

Bref, c'est la manœuvre : si vous ne votez pas la définition de l’IHRA, vous serez suspectés d’indifférence à l’antisémitisme, voire pire. Et pourtant, on peut dire de cette définition exactement ce qu’écrivait déjà François Dubuisson à propos de celle de 2005 : «[Celle-ci] soulève les plus vives inquiétudes pour la préservation de la liberté d’expression dans le cadre du débat légitime relatif au conflit israélo-palestinien. [Elle] ne pourrait qu’avoir pour effet de jeter le soupçon sur tout discours critique à l’égard de la politique israélienne, suspect de masquer l’expression d’un antisémitisme latent.» Ce qui est exactement la raison pour laquelle la municipalité de Strasbourg a refusé de la voter.

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Lire aussi : L’antisémitisme, c’est du racisme ?

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Mais le rouleau compresseur ne s’est pas arrêté. Plus la politique israélienne sur le terrain devient indéfendable au regard des droits humains et du droit international, plus ses partisans cherchent à détourner le débat en réduisant au silence toute critique radicale à son égard, comme celle qui s’exprime à travers la campagne non violente BDS (boycott-désinvestissement-sanctions). Pour arrêter ce rouleau compresseur, il fallait un antidote efficace. Il existe désormais : c’est la Jerusalem Declaration on Antisemitism, cosignée par plus de 200 académiques spécialisés du monde entier (traduction française ici). Ce texte n’est sans doute pas parfait et, pour ma part, je partage certaines réserves exprimées par des organisations juives progressistes dont je suis proche. Mais la force de la JDA tient à sa crédibilité : elle n’émane pas des usual suspects sans doute trop radicaux pour être pris largement en considération. Les signataires, outre leur impressionnant CV scientifique, outre le fait qu’ils sont très majoritairement d’origine juive eux-mêmes, représentent une palette politique assez large qui devrait rassurer tout le monde. Quant aux cinq signataires belges, ils ne sont pas connus pour être des antisionistes frénétiques [2]. Notons aussi la signature du romancier Abraham B. Yehoshua, un des derniers représentants de la gauche sioniste pacifiste en Israël.

Résister au chantage 

Autant que la JDA elle-même, il faut lire les FAQ qui suivent la liste des signataires. Elles répondent point par point aux exemples proposés par l’IHRA pour ce qui concerne la critique d’Israël. Pour autant, il ne faut pas forcément considérer la JDA comme une définition alternative de l’antisémitisme à faire adopter dans les différentes enceintes. On n’a pas besoin d’une telle définition «officielle» qui n’existe pas pour qualifier le racisme en général ou d'autres de ses modalités comme l’islamophobie ou la négrophobie. En revanche, elle est d'une grande utilité pour alimenter le débat public et pour bloquer les manœuvres politiciennes qui visent à instrumentaliser les assemblées démocratiques au profit d’intérêts étatiques pourtant cousus de fil blanc.

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Lire aussi : Lignes de force de l’UPJB sur le racisme en général et l’antisémitisme en particulier

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Avis au monde politique : résistez au chantage. La JDA tombe à pic pour vous aider à bloquer toutes les tentatives de faire de l’adoption de la définition IHRA et de ses exemples la mesure de votre engagement contre l’antisémitisme. Pour le combattre, la pire des choses serait de suivre la voie des Trump, Orban ou Bolsonaro qui combinent une extrême complaisance à l’égard d’Israël avec une grande tolérance vis-à-vis de leurs propres suprémacistes antisémites, ou d’un Manuel Valls qui ne vaut guère mieux. La JDA montre qu'une autre démarche est possible. Et encore bravo à la ville de Strasbourg.

[1] « L’antisémitisme est une certaine perception des juifs, pouvant s’exprimer par de la haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme sont dirigées contre des individus juifs ou non-juifs et/ou leurs biens, contre les institutions de la communauté juive et contre les institutions religieuses juives. »

[2] Ludo Abicht (UA), Vincent Engel (UCL), Victor Ginsburgh (ULB), Jean-Philippe Schreiber (ULB) et Anya Topolski (UNijmegen).