C’est un truisme : plus il y a d’étrangers, plus il y a de racisme [1]. Enfin, il faut s’entendre sur la catégorie «étrangers». La catégorie administrative ne colle pas forcément avec la perception la plus courante qu'on en a. Pour mieux cerner cette perception, on a longtemps utilisé en Flandre un terme barbare : «allochtones». Ce qu'on pourrait traduire par : qui n'est pas vraiment d'ici, contrairement aux «autochtones» qui, eux, seraient «de souche». Le terme combine une origine exotique et un profil social postulé à problèmes. Un jeune Belge d’origine marocaine qui habite à Molenbeek est un allochtone. Une Française qui habite à Waterloo et qui n’a aucune raison particulière de se naturaliser ne l’est pas. Ainsi, la majorité des personnes perçues comme étrangères possèdent aujourd’hui la nationalité belge, ce qui brouille les cartes.
Mais à Bruxelles, quelle que soit la catégorie qu’on évoque, on crève tous les plafonds. Un plan d’action interfédéral contre le racisme, attendu depuis longtemps, est en préparation et le résultat n’est pas garanti. Mais, dans la ville la plus cosmopolite d'Europe, il y a de bonnes raisons de prendre les devants. Ainsi, à l’initiative de Rachid Madrane, président (PS) du Parlement bruxellois, c’est dans cette institution que viennent de s’ouvrir des Assises de lutte contre le racisme. Lors de la séance inaugurale (29/04), Patrick Charlier, codirecteur d’Unia, a cadré la singularité de la capitale : si on définit comme «belge d’origine belge» toute personne dont les deux parents sont belges à la naissance, seuls 22,5% des Bruxellois répondent à cette définition, alors que ce chiffre frôle les 60% en Wallonie et dépasse les 70% en Flandre. Évidemment, toutes ces personnes ne sont pas des «allochtones», toutes ne sont pas «racisées» comme on dirait plutôt aujourd’hui. Il y a aussi des Européens haut de gamme et des «expats» internationaux. Néanmoins, le poids des personnes issues de l’immigration populaire est impressionnant à Bruxelles et il le sera de plus en plus.
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Le programme des Assises bruxelloises est alléchant. J’attends avec impatience la journée consacrée à l’économie, l’emploi et la fonction publique (2/6). Car là, on devrait sortir du ronron consensuel. Il y aura un enjeu pratique. Pour reconnaître qu’il y a des discriminations dans l’emploi, il faut définir les catégories de personnes qui pourraient être discriminées. Un de ces groupes est constitué par les femmes musulmanes qui portent le foulard, comme la recherche scientifique l’a bien établi. Pour le VDAB (l’équivalent flamand du Forem et d’Actiris), ces femmes constituent un «groupe cible» qui doit être particulièrement soutenu par l’institution publique. Il a même fait campagne sur ce thème. De façon plus discrète, Actiris Inclusive, le service anti-discrimination d’Actiris, soutient ces femmes dans leurs difficultés à trouver un emploi qui les respecte. Et Actiris donne l’exemple, puisque le foulard porté par Fatima Zibouh, la responsable du service, n’a pas été un obstacle à sa promotion. D’ailleurs, depuis 2015, Actiris engage son personnel sans tenir compte de ce que les femmes portent sur leur tête. Une option bien assumée depuis lors par son directeur Gregor Chapelle (PS).
Or, ce point de vue reste minoritaire dans le monde politique bruxellois, et tant l’administration publique régionale que la plupart des OIP (organismes d’intérêt public) bruxellois continuent à discriminer ces femmes, à l’encontre de ce que pratique et préconise son propre service public spécialisé. Cette schizophrénie n’est plus tenable et les Assises bruxelloises devraient y mettre fin. En matière de lutte contre toutes les discriminations, les autorités publiques devraient donner l’exemple au lieu d’être à la traîne.
Ne plus parler « à la place de »
À Bruxelles, il est indispensable de disposer d’un interlocuteur légitime qui puisse porter la voix et les préoccupations des Bruxellois d’origine étrangère.
Dans le menu des Assises, il manque pourtant deux gros paquets : l’enseignement et la vie associative. C’est le reflet des institutions kafkaïennes qui régissent la Région bruxelloise. Car celle-ci n’a rien à dire concernant ces matières qui relèvent des Communautés française (Cocof) et flamande (VGC), lesquelles gèrent leurs prés carrés sans aucune obligation de concertation entre elles. Or, à Bruxelles, il est indispensable de disposer d’un interlocuteur légitime qui puisse porter la voix et les préoccupations des Bruxellois d’origine étrangère, surtout des plus discriminés parmi eux. C’est aussi nécessaire que d’écouter la voix des femmes quand il est question d’égalité des genres. Or, à l'heure actuelle, les associations qui représentent ce public doivent obligatoirement faire le choix de s’enregistrer en néerlandais ou en français, ce qui est particulièrement absurde pour des personnes dont les racines culturelles sont enchevêtrées et qui s’expriment souvent dans plusieurs langues. Il faudra bien pourtant trouver la manière de surmonter une frontière linguistique intra-bruxelloise qui confine ici au ridicule. Les Assises pourraient, à tout le moins, ouvrir ce chantier.
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Enfin, un dernier souhait. Au terme du processus, on peut s’attendre à un beau paquet de promesses entourées d’un ruban rose. On aura sans doute découvert que le racisme est structurel et j’entends déjà les autocongratulations de la séance de clôture. Mais, d'’expérience, on peut déjà affirmer que ça ne garantit rien du tout. La commission du dialogue interculturel (2005) et les Assises de l'interculturalité (2010) ont fait également de l’excellent travail et produit d’épais rapports dont absolument aucune des recommandations n’a été retenue. Si on veut que celles qui sortiront des Assises bruxelloises ne subissent pas le même sort, il faudra mettre en place une «commission de suivi» indépendante du politique et faisant la part belle à la société civile. Celle-ci est particulièrement riche à Bruxelles, notamment du côté de la coalition Napar dont plus d’un tiers des 65 membres sont enracinés dans la capitale. Elle est disponible et n’attend que ça.
En manchette : un extrait de la campagne menée en 2017 par le VDAB (le Forem flamand) en faveur de l'embauche des femmes musulmanes portant le foulard. Elle met en scène Anissa Semlali, médiatrice au VDAB, qui déclare : «Avec ou sans foulard, bien faire mon travail, c'est tout ce qui compte».
[1] Un lecteur attentif conteste l'utilisation du mot «truisme», que j'utilisais dans le sens de «lieu commun». En effet, le racisme peut aussi proliférer en absence de personnes d'origine étrangère, sur base de purs fantasmes. Ainsi, le Front national a toujours fait des scores élevés en Alsace, une des régions françaises où les personnes issues de l'immigration sont proportionnellement peu présentes. Dont acte.